Les dix mots qui ont marqué 2008
Au seuil
de 2009, nous avons demandé au sociologue Éric Fassin* de revenir sur quelques-unes des grandes questions qui ont marqué l’année écoulée, sous la forme d’un bilan, mais aussi de perspectives.
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Centres de rétention administrative
Dans vingt ans, ou trente ans, des jeunes gens nous demanderont comment c’était de vivre dans des sociétés prétendument démocratiques, et qui traitaient ainsi les étrangers au motif que leurs papiers n’étaient pas en règle. Ils voudront comprendre comment nous avons pu laisser faire. Nous ne pourrons pas plaider l’ignorance : nous savons ce qui se passe. Comment leur expliquerons-nous que, sur ce sujet (comme sur d’autres, certes), l’opposition s’est à peine opposée ? Et que, si Brice Hortefeux n’a pas la faveur de l’opinion, les médias le ménagent – tandis que Bernard Kouchner conserve sa popularité de champion des Droits de l’homme, même s’il accorde un satisfecit au ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale ?
Le pire, c’est que nous acceptons, collectivement, l’idée que cette politique est sans doute désagréable mais qu’elle est nécessaire – justifiée par des logiques économiques, démographiques, sociales, etc. Or, il n’en est rien : aucune rationalité ne vient justifier la xénophobie d’État. Bien au contraire, les logiques avancées ne résistent pas à l’analyse rationnelle. Nous ne pourrons donc pas dire à ceux qui viendront après nous que nous nous sommes résignés à la xénophobie. Il faudra bien reconnaître que nous l’avons choisie, et non subie : non seulement nous n’ignorons pas ce qui se passe, mais cette France-là, c’est notre choix – pire : c’est nous. Notre identité nationale, c’est donc d’abord, aujourd’hui, la xénophobie.
Nous aurons à vivre avec cette honte.
Jeux olympiques
Ira en Chine, ira pas ? Les palinodies du président français, avant l’ouverture des Jeux olympiques d’août 2008, annonçaient déjà la déclaration de Bernard Kouchner en décembre, à la veille du 60e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il regrettait le secrétariat d’État aux droits de l’homme rattaché à son ministère des Affaires étrangères : « Il y a contradiction permanente entre les Droits de l’homme et la politique étrangère d’un État, même en France. » Voire surtout en France ? Rien de bien nouveau, dira-t-on, et il fallait être André Glucksmann pour se laisser séduire par les belles paroles de Nicolas Sarkozy pendant la campagne présidentielle : son rêve d’un « ticket Kouchner-Sarkozy » est vite devenu un cauchemar.
Mais il ne s’agissait pas seulement de droits de l’homme. Début août, c’est Roselyne Bachelot qui incarnait le plus clairement les priorités de la France – non seulement par sa présence satisfaite à Pékin, mais aussi par son absence à Mexico lors de la conférence mondiale sur le sida. La ministre des Sports et de la Santé était donc présente pour le sport et absente pour la santé. On pourrait s’en étonner : la politique de l’émotion, selon Nicolas Sarkozy, ce ne sont pas seulement les joies des fêtes populaires ; il y a aussi les larmes de la compassion devant les malheurs privés. Il n’y a pas seulement le corps en santé, tout en muscles et en sueur, mais aussi le corps malade, souffrant. Après tout, n’est-on pas prêt à s’enthousiasmer pour les Jeux paralympiques, qui célèbrent le courage personnel des « blessés de la vie » chers au Président ?
Si la France est absente de Mexico, c’est donc que les malades du sida, et les associations qui les défendent, ont réussi à imposer une lecture politique de la maladie. Si la France est présente à Pékin, c’est que le monde du sport a réussi à imposer l’idée que les Jeux olympiques, ce n’est pas de la politique – sauf pour la Chine, bien sûr.
Récession
C’est un peu comme les résultats sportifs : la droite se veut du côté des battants, mais quand elle est au pouvoir, la France échoue plus souvent qu’à son tour – comme au football. Autrement dit, le désir de vaincre qu’on ne peut nier chez notre Président n’est pas très communicatif ni très mobilisateur. Il est vrai que les perdants sont récompensés (voir Bernard Laporte). Bref, la France qui gagne, ce n’est pas la France de Sarkozy.
Il en va de même pour l’économie. Bien sûr, le Président nous assure que la crise économique est une formidable opportunité ; et c’est vrai : il en profite pour continuer la même politique, en s’autorisant de la crise.
N’allons pas croire en effet qu’on assiste au retour du keynésianisme : si l’État revient, c’est pour aider le capital, et non le travail.
C’est pourquoi, à part le Président et ses amis politiques et économiques, la crise n’est pas une bénédiction pour tout le monde.
Reste une leçon importante : on ne change pas une équipe qui perd. Autrement dit, la « rationalité économique », constamment invoquée pour justifier des politiques impopulaires, n’est pas si rationnelle.
La crainte d’une contagion des émeutes de la jeunesse grecque a fait reculer le gouvernement français sur la réforme du lycée. Messinis/AFP
Grèce
Quand la démocratie est malade, on n’imagine plus le changement que par la rue. Cela ne veut pas dire pour autant qu’on renoue avec la croyance révolutionnaire. Songeons aux « émeutes urbaines » de fin 2005 : c’est faute d’un autre moyen d’expression politique que les voitures flambaient. Elles flambent d’ailleurs de plus belle aujourd’hui. Le problème, c’est de savoir s’il en ira en Grèce comme en France, où Nicolas Sarkozy apparaît a posteriori comme le grand bénéficiaire de l’incendie qu’il a tout fait pour allumer.
Ce qui est frappant, c’est qu’il y a bien une prise de conscience que les conséquences des choix de politique économique, en l’occurrence pour la génération montante, ne se jouent pas seulement dans un pays – et que, du coup, la déflagration à l’étranger pourrait se faire sentir chez nous aussi : si Xavier Darcos a reculé en France, c’est bien qu’il redoutait la contagion de la Grèce. N’est-ce pas précisément ce qui s’est passé en 1968 ? C’est une des vertus de la mondialisation, et de l’Europe : la contestation n’a pas forcément de frontières.
Parti socialiste
Que dire ? Sur le Parti socialiste, et sur la situation institutionnelle et idéologique de la gauche gouvernementale, rien sans doute. À quoi bon ?
Sur les effets de l’évidement apparemment sans fin de la gauche, en revanche, il y aurait beaucoup à dire. C’est ce qui permet de comprendre, d’une part, le glissement progressif du paysage idéologique vers la droite ; et, d’autre part, le succès continué de la droite gouvernementale, malgré ses échecs répétés. Pour le dire autrement : ce n’est pas que la droite soit tellement intelligente (efficace, novatrice, etc.), c’est plutôt que la gauche l’est si peu. Bref, la droite gagne le combat, mais c’est faute de combattants.
En réalité, en n’opposant pas à la droite une vision du monde différente, la gauche gouvernementale lui concède une sorte d’hégémonie idéologique. Non seulement on finit par croire qu’il n’y a pas d’alternative, mais la gauche, en courant après la droite, pousse celle-ci à se droitiser toujours davantage. C’est d’autant plus absurde que c’est inefficace : comme hier s’en vantait le Front national face à la droite, c’est aujourd’hui la droite qui pourrait dire, à propos de la gauche : les électeurs préfèrent l’original à la copie.
Cela dit, si pour sa part la gauche « de gauche » résiste, la résistance ne suffit pas. C’est encore laisser l’avantage de la proposition à la droite. Il importe donc, et d’autant plus que le Parti socialiste ne le fait pas, de proposer une vision du monde alternative – et pas seulement un refus.
« Ultragauche »
On aurait envie d’en rire – comme dans cette chanson de la « Parisienne libérée », « Ultime Hyper Totale Gauche (UHT) ». Écoutons ses définitions : terroriste ? « qui opère un retour à la terre » ; coupable ? « qui songe à commettre un crime » ; anarchiste ? « qui obéit à son chef » ; et ultragauche ? « qui fait très très peur » . Le coup de Tarnac, c’est bien sûr une forme d’intimidation contre la gauche de (la) gauche. Il faut donc le replacer dans le contexte des poursuites pour outrage (le Président a le droit de dire « casse-toi, pov’ con » , mais on n’a pas le droit de brandir une pancarte devant lui portant la même inscription) ; mais aussi des poursuites contre ceux qui osent soutenir les sans-papiers (désormais, comment oser se lever de son siège, dans un avion, si l’on voit brutaliser un clandestin ?). Bref, la liberté d’expression se réduit comme peau de chagrin : on se croirait dans les États-Unis du Patriot Act, sous George W. Bush.
Mais il y a plus. Si l’on parle de la culpabilité (ou non) de « l’ultragauche », on ne parle plus d’autres responsabilités possibles ; je ne parle pas tant des chasseurs (après tout, s’il y a des traces de coups de fusil…) que de l’état du réseau ferroviaire. Les caténaires avaient des problèmes avant, elles en ont eu après. On pourrait imaginer une autre grille de lecture, sur l’affaiblissement du service public (voir le rail anglais sous Thatcher), mais on ne l’entend pas. C’est que la grille « ultragauche » a été imposée, avec succès – même si personne n’y croit déjà plus.
Non irlandais au traité de Lisbonne
L’Europe souffre d’un déficit démocratique. La décision politique semble appartenir à la bureaucratie ; les citoyens ne s’y sentent pas associés. Le problème, c’est que quand on finit par demander leur avis aux citoyens, ils s’expriment surtout pour dire non. Du coup, on insiste – comme si la démocratie consistait à poser la même question jusqu’à ce qu’on obtienne la réponse désirée.
Cela dit, la logique référendaire en elle-même n’est pas forcément la plus satisfaisante, d’un point de vue démocratique. Elle agrège des logiques différentes, voire contradictoires, dans un « oui », ou dans un « non ». On l’a bien vu avec la coexistence d’un « non » de gauche, en France, et un « non » de droite, et donc entre la critique du capitalisme et le repli nationaliste. Or, si le refus de prendre en compte le « non » irlandais est bien un problème, il ne faudrait pas oublier qu’il est motivé, en particulier, par la volonté de préserver l’interdiction de l’avortement.
C’est d’ailleurs un point sur lequel l’Europe s’apprête à céder : Lisbonne vaut bien une messe… Autrement dit, la démocratie sexuelle qu’on met en avant pour opposer l’Islam « archaïque » à l’Europe « moderne », bref, « eux » à « nous », on l’oublie, quand il s’agit de garder l’Irlande dans le jeu économique. Finalement, l’essentiel est ailleurs.
France Télévisions
La berlusconisation de la France se joue aussi dans l’audiovisuel public. Naguère encore, se voulant modérés dans leur critique, certains refusaient de faire la comparaison avec l’Italie de Silvio Berlusconi : la France était trop démocratique, et Nicolas Sarkozy n’avait pas construit son pouvoir sur sa fortune personnelle. On voit aujourd’hui ce qu’il en est : d’une part, c’est pour complaire à ses amis des chaînes privées que le président de la République change les règles de l’audiovisuel ; et, d’autre part, il étend son contrôle sur les chaînes publiques dont il va nommer le président. Autrement dit, la réforme actuelle affaiblit économiquement le service public audiovisuel, mais aussi politiquement. Et elle passe, finalement sans trop de vagues. Au fond, pas besoin de disposer d’une fortune personnelle comparable à celle de Silvio Berlusconi pour reproduire en France l’expérience italienne.
La leçon qu’on peut en tirer, c’est qu’il serait naïf de croire qu’il y a des cultures foncièrement démocratiques – et d’autres non. La démocratie n’est jamais une donnée ; elle est seulement une exigence. Si on ne se bat pas pour qu’elle avance, elle recule aussitôt. C’est ce qui se passe aujourd’hui en France.
Entre les murs
Qu’un film parlant d’école obtienne la Palme d’or à Cannes, c’est une bonne nouvelle ; qu’il suscite des discussions sérieuses sur le métier d’enseignant, et la situation de l’école, c’est aussi une bonne nouvelle. Cela confirme qu’il n’y a pas de raison de prendre les gens pour des imbéciles (voir France Télévisions) : un film intelligent ne se contente pas de faire l’hypothèse que les spectateurs le sont ; il les incite à l’être, il contribue donc à produire de l’intelligence.
Ce film donne à réfléchir sur la démocratie à l’école – pas seulement la « démocratisation » de l’école, c’est-à-dire son ouverture à des publics élargis, et donc à des populations nouvelles (en termes de classes, mais aussi, bien sûr, en des termes culturels ou raciaux explicitement discutés tout au long du film), mais aussi la démocratie dans les relations pédagogiques. La démocratie à l’école, c’est ce que les élèves, et les profs, appellent le « respect ». Il est en effet essentiel d’entendre le respect dans les deux sens. Trop souvent, les discours sur l’autorité (et pas seulement à l’école, bien entendu) parlent du respect qui est dû aux autorités, et non pas du respect que doivent les autorités. Dans ce film, on entend non seulement les profs déplorer l’absence de respect des élèves, mais aussi les élèves réclamer le respect qui leur est dû en retour.
Cette démocratie n’a rien à voir avec la démagogie : les élèves ne s’y trompent pas, et le disent à leur prof – d’autant que celui-ci joue de la proximité en empruntant leur langage ( « pétasse » ). On ne joue pas à la démocratie, en faisant comme si les relations de pouvoir n’existaient pas. Au contraire, l’école démocratique suppose de ne pas prendre les élèves non plus pour des imbéciles : ils savent bien que la relation pédagogique est aussi une relation de pouvoir ; mais ils ont conscience aussi que le pouvoir ne donne pas tous les droits, et qu’il implique des responsabilités.
Entre les murs est un film décourageant
– le prof se décourage. C’est aussi un film encourageant : dans l’ensemble, ses élèves ont compris ce qu’est la démocratie. Cela ne suffit certes pas à effacer le fait qu’ils ne vivent pas dans une société démocratique – mais du moins dans une société où l’on peut se battre pour un peu plus de démocratie.
Obama
Après huit années de plus en plus sombres (et pas seulement aux États-Unis), l’élection de Barack Obama est un véritable rayon d’espoir (bien au-delà des États-Unis). Bien sûr, il ne faut pas être naïf : en s’appuyant sur une équipe largement empruntée à Bill Clinton, le nouveau Président n’annonce sans doute pas une rupture avec le néolibéralisme de ses prédécesseurs. La crise du capitalisme financier n’entraînera sans doute pas tant une remise en cause des règles du jeu, que leur aménagement ; la logique du néolibéralisme pourrait même s’en trouver renforcée.
Reste que c’est une bonne nouvelle pour la démocratie. Il faut se rappeler qu’à deux mois de l’élection, on pouvait redouter le succès de John McCain, et que le choix de Sarah Palin pour vice-présidente risquait d’être payant. Autrement dit, la droitisation sans fin de la politique américaine aurait continué – et l’espoir de changer le cours des choses aurait encore faibli. Le résultat montre donc que tout n’est pas toujours joué d’avance. Même au sein du Parti démocrate, qui aurait imaginé que le carnet d’adresses d’Hillary Clinton ne lui garantirait pas la victoire ?
Deuxième bonne nouvelle : les questions raciales ne sont pas condamnées à se répéter à l’identique, de manière toujours aussi brutale. C’est pourtant ce qu’on était tenté de croire, aux États-Unis. En France, n’a-t-on pas même le sentiment que les inégalités raciales ne cessent de se creuser ? Grâce à la victoire de Barack Obama, on peut se dire que le durcissement des relations raciales n’est pas inéluctable.
Bien sûr, l’élection d’un président noir ne résoudra pas les inégalités économiques dont les Noirs sont les premières victimes aux États-Unis ; mais elle change nécessairement la manière dont les Américains se représentent leur société. Imaginons que demain le Parti socialiste porte au pouvoir un président d’origine maghrébine – comment croire que notre vision de la société française n’en serait pas transformée ?
Troisième bonne nouvelle : il y a des raisons de penser que Barack Obama respectera davantage les formes démocratiques ; rien ne permet de craindre qu’on retrouve chez lui le mépris des citoyens, de la vérité, des Droits de l’homme, et plus généralement de la politique démocratique, qui dominait à la Maison Blanche. Autrement dit, c’est l’image même de la politique qui s’en trouvera quelque peu restaurée. Et c’est une excellente chose, y compris pour ceux qui voudront s’opposer à lui politiquement. Croire un peu plus à la politique : c’est le vœu qu’on peut former pour 2009 ! Tout n’est pas joué d’avance, et le pire n’est pas toujours sûr.