Lilian Thuram, citoyen footballeur

Dans un milieu qui paraît surprotégé et comme étranger
au monde qui l’entoure, Lilian Thuram fait figure d’exception. Le footballeur le plus titré
de l’histoire du football français est aussi un homme engagé dans la société.

Denis Sieffert  et  Jean-Claude Renard  • 22 janvier 2009 abonné·es
Lilian Thuram, citoyen footballeur

En presque deux heures d’entretien, avec simplicité et franchise, Lilian Thuram nous a raconté son parcours de gosse venu de Guadeloupe happé par le milieu du football professionnel. L’histoire d’un jeune homme qui ne s’abandonne jamais à l’ivresse de la réussite et a su puiser dans son expérience quelques leçons qui nourriront son engagement citoyen.

Illustration - Lilian Thuram, citoyen footballeur

Quel souvenir
gardez-vous de votre enfance, des Antilles à la banlieue parisienne, avant de connaître le football de haut niveau ?

Lilian Thuram I Je suis arrivé des Antilles en région parisienne, à l’âge de 9 ans, en 1981 exactement, à Bois-Colombes. J’y suis resté le temps d’une année scolaire. Je jouais au foot comme tous les garçons, sur la place du marché, près de la gare, en contrebas du terrain de jeu. Ma mère a recherché alors un appartement un peu plus grand pour ses cinq enfants, et nous nous sommes retrouvés à Avon, tout près de Fontainebleau, dans le quartier des Fougères. La cité comptait un grand nombre de Portugais. J’ai continué à jouer avec les copains du quartier. Tout naturellement, j’ai été inscrit au Club des Portugais de Fontainebleau. J’y ai découvert une multiplicité de cultures. Contrairement à ce que pouvait indiquer son nom, le club n’était pas réservé uniquement aux Portugais.

Étiez-vous d’une classe sociale modeste ?

Ma mère était femme de ménage. Il nous arrivait d’aller chercher de la nourriture ou des vêtements en échange de bons. La maison connaissait quelques difficultés, mais ce n’était pas la misère. J’ai eu la chance de vivre une enfance heureuse. Pour nous autres, nous n’étions pas pauvres. Au reste, tout est relatif. Nous étions pauvres peut-être dans le regard des autres.

Comment est-on détecté par le milieu du foot ?

Personnellement, cela a été à l’âge de 17 ans, soit beaucoup plus tard que les autres joueurs. Aux Antilles, à la maison, nous n’avions pas la télévision. De fait, je percevais le football comme un jeu. Loin de penser que cela pouvait être un métier.

À quel moment intervient le foot dans votre vie professionnelle ?

On ne m’a jamais regardé comme étant beau et fort. Les choses sont arrivées peu à peu. Après le Club des Portugais, j’ai intégré un autre club, à Melun, au niveau des cadets nationaux, l’équivalent de la première division de jeunes d’une quinzaine d’années. À ce moment, j’entre en sport études. Il n’était pas question exclusivement de football, comme c’est le cas pour un centre de formation, parce que le critère scolaire comptait aussi beaucoup. Puis de retour au club de Fontainebleau, à 16 ans, j’ai participé à un tournoi international. J’ai d’abord suivi un stage à Nice puis j’ai été repéré par les dirigeants de Monaco. J’ai signé avec eux un contrat d’aspirant.

Les jeunes sont-ils trop tôt investis dans le football ?

Au regard de mon expérience, il est préférable de laisser les enfants s’épanouir dans un espace plus ouvert qu’un centre de formation. Car c’est difficile, surtout pour les jeunes qui ne réussissent pas. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’aujourd’hui les centres sélectionnent les jeunes proches de leur domicile. Cela dit, pour avoir des joueurs de très haut niveau, il est nécessaire de les entraîner très jeunes. C’est la contradiction. En tout cas, il y a des joueurs qui n’évoluent pas, restent dans un certain cocon parce que les dirigeants s’occupent de tout, à tous les niveaux. Vous n’avez rien à faire, c’est peut-être la pire des choses. Personnellement, étant arrivé à 17 ans, et non pas à 14, je n’avais pas la même vision de la vie.

À quel moment êtes-vous passé au rang de professionnel ?

À l’âge de 19 ans, quand j’ai signé mon premier contrat pro. Mais, sitôt arrivé à Monaco, je me suis blessé. Je n’ai pas pu jouer pendant un an. C’est quelque chose qui vous ancre à la réalité. On apprend qu’une blessure peut mettre fin à tout. Tant que je n’avais pas signé de contrat pro, tout pouvait arriver. Cela m’a permis aussi d’avoir mon bac G
.

Comment se vit l’arrivée de l’argent ?

Pour moi, l’argent est arrivé assez tôt. À 16 ans, à Fontainebleau, en quatrième division, j’avais un fixe de 1 000 francs par mois, auquel s’ajoutaient les primes de match. J’étais l’homme le plus riche du monde ! À l’époque, c’était énorme. Il m’arrivait de gagner parfois 3 000 francs par mois, que je donnais à ma mère. Cela dit, je suis d’une génération où il n’y a pas beaucoup d’argent d’un seul coup. En signant mon premier contrat professionnel à Monaco, à l’âge de 19 ans, je devais toucher environ 30 000 francs. Mais, en même temps, j’avais aussi pris mes responsabilités, un appartement et ce qui suit en termes de factures. C’était beaucoup d’argent pour un jeune de mon âge, mais pas beaucoup par rapport au niveau professionnel. Il y avait sûrement des joueurs de ma génération qui gagnaient cinq fois plus. Et dès que je suis entré dans le football, j’ai su que tout pouvait s’arrêter. J’ai toujours fonctionné avec cette idée, d’autant que je gardais le souvenir de ma blessure à 17 ans. J’avais également vu le rapport au joueur blessé qui n’existe plus. L’argent ne m’a donc jamais fait tourner la tête.

Le milieu professionnel manque-t-il d’humanité ?

Je pense que le football est le reflet de la société, en plus court, en accéléré, en plus dur. Si vous-même vous avez un accident, et souffrez d’une incapacité physique, on ne vous gardera peut-être pas. Ce sont les règles de la société si vous n’êtes pas productif. Dans le foot, tout est amplifié par le fait qu’il y a plus d’argent.

Quel accueil avez-vous reçu en équipe de France ?

J’ai été bien accueilli. Mais il ne faut pas croire non plus que c’est chaleureux ! Chacun essaie de trouver sa place. Les liens avec les joueurs se créent ensuite, selon les affinités.

À quel moment êtes-vous parti jouer en Italie ?

À 24 ans. J’ai choisi Parme plutôt que la Juventus de Turin parce que Parme me proposait trois ans de contrat et non pas quatre. Je me disais que si ça ne se passait pas bien, je retournerais en France le plus rapidement possible. Parce que dans ce cas, quatre ans, ça fait long ! L’expérience italienne a été une chance que chaque être humain devrait connaître : être étranger quelque part. Il s’agit de s’adapter. À la langue, à la nourriture. Et étant étranger, en tant que joueur, il faut prouver encore que vous êtes meilleur pour être accepté. Ce sont autant d’éléments essentiels pour comprendre ce que peut vivre un étranger chez vous.

Cela vous rappelait-il votre jeunesse aux Fougères ?

Non, parce qu’alors on est petit, on ne fait pas attention. On n’est pas en train de se dire qu’on découvre le Portugal en mangeant des sardines ! C’est en grandissant que j’ai compris la chance que j’avais eue de vivre là-bas, aux Fougères, avec des Pakistanais, des Portugais, des Marocains, des Algériens, des Zaïrois.

Justement, comment se vit le racisme dans le football ?

Je n’ai pas été confronté directement au racisme. Mais je me souviens d’un match de Parme contre le Milan AC, où jouaient Weah et Ba. Les supporters ont chanté des phrases réellement racistes à leur égard, quelque chose comme « Ibrahim Ba mange des bananes sous la case de Georges Weah ». Au sortir du match, je suis allé voir l’attachée de presse du club pour lui faire part de mon intention de parler de ce scandale à la presse. On m’a recommandé de laisser ­tomber. Je n’ai pas pu laisser passer ça. J’ai parlé à la presse. La semaine suivante, les supporters du club, et donc les miens, avaient inscrit sur une banderole : « Thuram, respecte-nous ! » Ils avaient inversé les ­responsabilités ! Mais je me refuse à diaboliser ces gens. Regardons ce qui se passe dans notre société. Si eux s’expriment à l’extrême, c’est aussi qu’un racisme latent existe.

Pour revenir à votre exemple, ce qui demeure
plus grave, ce n’est peut-être pas les supporters
mais les dirigeants du club…

C’est la même démarche. C’est l’incompréhension du mécanisme. Quelqu’un qui n’a jamais réfléchi sur le racisme ne peut évidemment pas comprendre. Il y a tout un discours qu’on ne perçoit pas comme étant raciste, des attitudes, des préjugés. Pourquoi peut-on dire qu’en Italie il y a plus de racisme qu’en France ? Parce que justement, en France, il y a une réflexion autour de ce thème. Parce que l’histoire coloniale nous a obligés à y réfléchir. C’est encore pire dans les pays de l’Est parce que le racisme vient de la méconnaissance de l’autre. C’est pour cela que j’insiste sur la chance que j’ai eue de vivre aux Fougères. D’autant que, lorsqu’on est enfant, on n’a pas de préjugés. Peu importe que mon copain s’appelle Zia ou Dji Bango. En règle générale, les petits ne voient même pas la différence de couleur. C’est en grandissant que les choses tournent mal.

Que représentait pour vous la Juventus de Turin ?

C’était autre chose que Parme. C’est un club puissant, pas seulement en termes de football. Vos propos soudain prennent une plus grande portée. Vous touchez beaucoup plus de monde, vous avez plus d’impact.


Les joueurs choisissent-ils réellement
leur club, ou sont-ils l’objet
de marchandages ?

Personnellement, je n’ai pas de manager ni d’agent. Mais, d’une façon générale, le joueur a toujours son mot à dire et souvent le dernier mot. Cela dépend aussi des personnalités.

Barcelone a aussi été votre choix personnel ?

Quand Turin a été rétrogradé, j’avais la possibilité de partir. J’étais intéressé par une expérience anglaise quand Barcelone a manifesté son intérêt pour moi. J’avais alors 34 ans, un âge de retraité dans le milieu du foot, et un grand club comme celui-ci, ça ne se refuse pas. J’avais un certain rôle à jouer, pas seulement sur le terrain, mais dans les vestiaires aussi. Le fait de ne pas jouer tous les matchs, d’être remplaçant, ce qui ne m’était jamais arrivé, le fait de s’entraîner sachant qu’on ne va pas jouer, et encourager ceux qui jouent a été tout un ensemble très enrichissant. Avec un début et une fin. Barcelone a été aussi une expérience intéressante, plongée dans la culture catalane, avec ses luttes. J’ai donc eu la chance d’évoluer dans de grands clubs, cela m’a permis de comprendre les choses, d’observer les forces en présence, la capacité de dire oui ou non. Footballeur ou pas, on peut toujours se poser des ­questions sur le monde qui nous entoure. Mais il y a tellement de choses en plus dans le foot, véritable concentré de la vie.

Le monde du foot compte-t-il beaucoup
de gens comme vous qui voient au-delà du foot ?

C’est à l’image de la société. Dans les mêmes proportions que dans n’importe quel métier.

Quel regard portez-vous sur les incidents
qui ont eu lieu à l’occasion
des matchs France/Algérie
ou France/Tunisie ?

Il faut rappeler que ce sont de jeunes Français qui sifflent et s’interroger sur les raisons pour lesquelles ils sifflent « la Marseillaise » à ce moment-là et dans ces conditions. Les mêmes jeunes, à l’occasion d’un match France/Roumanie, ne ­sifflent pas. Il faut s’interroger sur ces jeunes d’origine algérienne ou tunisienne… Peut-être y a-t-il une certaine blessure. Peut-être sifflent-ils « la Marseillaise » parce que c’est un symbole français et que c’est le moment de dire : « Voilà, nous ne nous sentons pas comme vous, pas comme Français. » Mais peuvent-ils se sentir Français si la société ne les accepte pas comme Français ? Ces jeunes ne sont pas stupides. Il faut tenter de comprendre leur geste. Il y a des gens aujourd’hui qui ne trouvent pas leur place dans la société française. Parce que celle-ci ne les reconnaît pas. Et stigmatiser ces gens qui sifflent permet de rassembler une autre majorité. On met ainsi la majorité de son côté. C’est une boucle infernale qui reproduit du racisme. Mais c’est plus facile, et plus producteur pour les politiques que de résoudre les problèmes en profondeur.


Ces questions culturelles sont fondamentales dans votre réflexion personnelle. Au reste, la pièce où vous nous recevez est agrémentée de photographies plutôt symboliques. On y voit Geronimo, Nelson Mandela, Gandhi, Martin Luther King… Des rebelles en quelque sorte, avec des moyens différents…

Ce ne sont pas des rebelles. Ce sont simplement des gens qui ont donné à réfléchir à la société. En disant que peut-être la société est injuste. Et tentons de trouver une solution. Ce sont des êtres qui ont voulu rendre les hommes meilleurs à travers leur combat. On les présente souvent comme ayant voulu défendre leur communauté En réalité, ils ont cherché à défendre l’Homme, avec un grand H. Et l’on a toujours besoin d’être vigilant. Car les systèmes mis en place oppriment certaines personnes. Et, malheureusement, ces personnes les plus opprimées ne sont pas entendues. Il ne s’agit même plus là de couleur de peau, mais de règle générale. Et comme c’est la population la plus démunie, c’est aussi la plus facile à enfoncer davantage.

Société
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