« Transformer cette hérédité implacable en histoire à transmettre »
L’historienne Nadine Fresco, chercheuse au Centre de sociologie européenne, offre un regard à la fois sensible et scientifique sur le génocide des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et le négationnisme.
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Des juifs internés au camp de Drancy , quelques semaines après la rafle du Vel’d’hiv , en 1942. AFP
Les textes que vous avez rassemblés dans « La Mort des juifs » sont des travaux d’histoire, mais dans une écriture aux accents souvent très personnels. C’est tout particulièrement le cas dans le premier d’entre eux, « Photographies », qui est un texte inédit sur huit clichés de fusillades de juifs en Lettonie en 1941. D’une façon générale, est-ce là un livre d’historienne ou un livre sensible ?
Nadine Fresco : Votre « tout particulièrement » me frappe parce que, dans ce texte de 80 pages, il n’y a pas la moindre mention personnelle avant… les trois lignes par lesquelles il se termine. Plus largement, je ne pense pas qu’il y ait nécessairement une opposition, ni un dilemme, entre un livre d’historien et un livre sensible, pour reprendre vos termes. Je crois avoir travaillé en historienne dans ce premier texte, c’est-à-dire en appliquant les règles de mon métier : la précision, la rigueur, l’analyse et le recoupement des sources, etc. Mais un historien n’est pas une machine qui aurait pour fonction d’enregistrer puis de restituer de manière brute les informations qu’il a recueillies. Il est un être humain qui travaille avec sa sensibilité. Notamment dans le choix de ses sujets de recherche, dans les raisons qui ont présidé à ce choix, dans le sens qu’il donne au fait de transmettre le savoir qu’il a acquis dans tel ou tel domaine.
Cette sensibilité intervient aussi dans la façon de concevoir l’écriture. Beaucoup d’historiens pensent que toute manifestation de leur sensibilité doit être bannie de leurs livres et que leur présence en tant que personne ne doit pas être perceptible par le lecteur. Cette conception, très largement partagée, est évidemment légitime. Mais il me semble qu’on peut aussi concevoir autrement ce travail d’écriture, c’est-à-dire d’une manière où la sensibilité de l’auteur soit perceptible au lecteur et puisse rencontrer la sienne. Mais, quand il s’agit d’un travail historique, une telle écriture suppose, je crois, deux conditions majeures pour que ce qui en résulte ne soit pas un livre démagogique, dont le but, et le seul effet, serait d’émouvoir le lecteur. Ces deux conditions, complémentaires, sont, d’une part, encore une fois, la plus grande rigueur possible dans la pratique du métier d’historien et, d’autre part, un choix réfléchi de l’auteur au sujet de ce qu’il va laisser transparaître de sa propre sensibilité.
Le troisième texte reproduit des témoignages que vous avez recueillis auprès de personnes nées après la guerre de parents juifs, déportés ou non. Et vous écrivez que tous « avaient tout de suite compris de quoi il s’agissait » quand vous leur avez proposé ces entretiens. Qu’est-ce qu’ils avaient compris ?
J’ai écrit ce texte – « La diaspora des cendres » – il y a trente ans, c’est-à-dire à une époque où on parlait encore très peu de ces questions. Il a sans doute fallu, pour qu’on se mette à en parler, que ces gens qui étaient nés au lendemain de la guerre parviennent à l’âge adulte. Nés au lendemain, mais souvent aussi à cause de la guerre, comme si leur naissance allait pouvoir réparer les deuils et les souffrances de leurs parents. Quand je leur ai demandé s’ils voulaient bien m’accorder un entretien, j’ai été en effet frappée de cette compréhension immédiate de leur part. Il a suffi que je leur dise que je souhaitais recueillir leur témoignage parce qu’ils étaient juifs et nés après la guerre. Aucun ne m’a demandé d’explications sur l’objet de ma recherche, qui était d’essayer de comprendre l’impact du génocide sur la génération d’après. C’était comme si le temps était venu pour eux de parler enfin de cette histoire. Une histoire qu’ils avaient gardée dans un coin de leur tête, qu’ils pensaient d’ailleurs être seuls à avoir traversée, sans savoir que la même expérience avait en fait été vécue par d’autres juifs nés à la même époque. Et le fait est que, jusque-là, ils n’avaient pas pu partager avec d’autres les effets sur eux des persécutions subies juste avant leur naissance par la génération de leurs parents.
Dans un autre texte, vous parlez de vos filles. Vous êtes née en 1946 et vos filles dans les années 1980. Pensez-vous que, pour la génération suivante, cet événement continuera de peser autant qu’il a pu peser pour la vôtre ?
Les juifs de la génération née tout de suite après la guerre ont vraiment fait comme ils ont pu avec cet événement, qu’ils avaient trouvé, si je peux dire, dans leur berceau. Certains ont grandi dans des familles où on n’a jamais dit un mot des persécutions antisémites, de la déportation, du génocide. Dans d’autres familles, au contraire, on en parlait tout le temps, ce qui était tout aussi pesant. Ce silence constant ou ces paroles ressassées ont souvent fonctionné pour cette génération d’après la guerre comme une hérédité implacable, dont on ne pouvait pas espérer guérir. Alors, quand ils sont devenus parents à leur tour, ils ont bien sûr voulu préserver leurs enfants de ce qu’eux-mêmes avaient vécu dans le silence ou dans les paroles de leurs parents. Pour cela, ils ont essayé de transformer, si j’ose dire, cette hérédité en transmission, c’est-à-dire en une histoire, à la fois personnelle et collective, qu’ils allaient transmettre à leurs enfants. En tout cas, ils ont essayé. Parce que, ayant été tellement marqués par cette histoire, ils n’ont pas toujours été capables d’en protéger leurs enfants.
Dans ce livre figure un texte de 1980 paru dans les Temps modernes , qui fut le premier article publié en France au sujet des négationnistes. Dans un autre texte, vous écrivez : *« Le paradoxe est bien que l’entreprise d’éradication ait été d’une telle ampleur que l’absence de ces millions de morts continue d’être vécue, quarante ans plus tard, qu’on le reconnaisse ou qu’on le nie, comme une présence parfois très encombrante »…
Quand j’écris « qu’on le nie » , je désigne évidemment les négationnistes. Leur entreprise, initiée notamment par Paul Rassinier, que ceux-ci revendiquent comme leur père fondateur et dont j’ai publié une biographie il y a dix ans [^2], m’est toujours apparue comme une manifestation parmi d’autres de l’importance majeure de cet événement – le génocide des juifs par les nazis – dans la société contemporaine. Une manifestation certes paroxystique puisque ces négationnistes consacrent leur vie, depuis des décennies, à tenter de faire la preuve que le réel n’existe pas.
Mais il suffit de lire et d’écouter ce qui s’exprime de nos jours, tout particulièrement durant les périodes de tensions, pour constater combien ce génocide des juifs est encore présent dans notre société, non plus seulement quarante ans, mais soixante ans après l’événement. En 1979, lorsque les négationnistes – qu’on appelait encore « révisionnistes » à l’époque – ont fait leur première apparition publique dans les médias, la plupart des gens ont considéré qu’il s’agissait de quelques excités sans importance, qui n’auraient aucun écho ni aucun impact. Je n’étais pas de cet avis, c’est pour cela que j’ai écrit cet article en 1980. Et, depuis cette époque, en même temps qu’on a assisté à la diffusion croissante de l’entreprise négationniste, en France et ailleurs, les gens se sont mis à la comprendre pour ce qu’elle est, c’est-à-dire l’expression contemporaine de l’antisémitisme le plus haineux et le plus délirant à la fois.
[^2]: Fabrication d’un antisémite, Seuil, « La Librairie du XXe siècle », 1999. Paul Rassinier (1906-1967), militant socialiste, résistant, déporté à Buchenwald et Dora, fut dès les années 1950 l’un des tout premiers à mettre en doute l’existence des chambres à gaz dans les camps nazis. Faurisson, chef de file des négationnistes depuis la fin des années 1970, reconnaîtra toujours son rôle de « précurseur ».