« Il faut sortir du panurgisme »

Jean-François Kahn*, fondateur de « Marianne », analyse les raisons de la crise. Il pointe les facteurs économiques mais aussi la responsabilité des journalistes et des patrons de presse.

Jean-Claude Renard  • 12 février 2009 abonné·es

Politis / Du contexte économique aux contraintes éditoriales, quel regard portez-vous sur la crise de la presse ?

Jean-François Kahn / Elle frappe tous les quotidiens. Dans une économie libérale classique, ils fermeraient tous. Il y a plusieurs raisons à cette situation. À commencer par la crise économique actuelle. Si le Nouvel Observateur est déficitaire, c’est lié à l’effondrement de la publicité. L’habitude qu’ont prise les journaux que leurs recettes dépendent de celle-ci, de 40 % à 80 %, joue forcément un rôle. Ça marche tant que l’économie marche. Quand la pub décline, tout s’écroule !
Les journaux vivant de la pub n’ont pas travaillé les ventes, qui n’étaient plus essentielles. Ils ont truqué les abonnements, gonflant artificiellement la diffusion pour avoir de la réclame chère. À partir du moment où il n’y a plus de pub, chère ou pas, la fausse diffusion ayant un coût et les ventes ayant dégringolé, c’est le déficit. Enfin, la concurrence des gratuits a été mésestimée, Internet compris. C’est d’ailleurs une folie de mettre en ligne le journal du jour. Accepter les gratuits (jusqu’à les imprimer, dans le cas du Monde), c’est se tirer une balle dans le pied ! Certains vous expliquent que distribuer des gratuits devant un kiosque ne fait pas de tort aux payants ! C’est prendre les gens pour des cons ! On a même dit que les gratuits sont formidables parce que nombre de gens qui n’achetaient pas de journaux pourraient se tourner vers les payants ! La vérité, c’est qu’avec le gratuit on perd l’habitude d’acheter. Cela dit, il y a un élément positif pour la presse écrite : si la pub s’écroule, les gratuits vont disparaître !

Ce sont là des facteurs économiques…
Il existe un autre élément incontestable à la crise : la responsabilité des patrons de presse, qui ne sont plus des journalistes mais des industriels qui n’y connaissent rien, gèrent en fonction d’une rentabilité économique. Un titre comme le Journal du dimanche devrait avoir à sa tête un vrai patron issu de la presse. Non, c’est Hachette qui dicte ! Là-dessus se greffe la volonté d’un président de la République obsédé par la presse. On arrive à un contrôle direct ou indirect presque total, jamais vu dans n’importe quel pays démocratique, inimaginable il y a vingt ans.

Et du côté du contenu ?
La dictature de la bien-pensance fait que tout le monde dit et écrit la même chose. Les journaux font de plus en plus de pages magazine et moins d’actualités. Tantôt le salaire des cadres, tantôt les meilleurs diplômes pour gagner. C’est une erreur qui a provoqué une déperdition. Il faut renouer avec une actualité plus chaude, plus musclée, réactive.

N’y a-t-il pas aussi un divorce entre la presse et le lectorat ?
Oui. C’est le défaut des rédactions. La majorité des moins de 35 ans ne comprennent plus ce qu’on écrit : ni les mots ni les références historiques ou culturelles. On peut le regretter, mais c’est comme ça. Les journalistes, dans une réaction corporatiste, ont refusé de se remettre en question, sous prétexte de ne pas niveler par le bas. Or, la Pléiade n’a pas abaissé le niveau de langue après l’ancien français ! Il ne s’agit pas de baisser le niveau mais d’écrire différemment. D’autre part, les guerres internes dans les rédactions n’arrangent rien. Enfin, certains articles se payent auprès des lecteurs, comme cet éditorial de Serge July injuriant les gens qui ont voté « non » [au TCE en 2005, NDLR]. Les choix éditoriaux pèsent beaucoup sur les ventes.

Peut-on parler de censure ou d’autocensure ?
Plus ou moins : ça a toujours été ainsi. Mais nous avons aujourd’hui un Président qui téléphone sans arrêt ! L’intervention est continuelle, sur telle personne ou tel article. Ça ne peut pas être sans influence. Il lui suffit de dire : « Virez-moi celui-là. » Parfois, on le prend au mot ! Ç’a été valable à Paris Match. Sans compter le rôle de l’argent distribué par l’État. Pour les journaux exsangues, s’il y a moyen de récupérer deux ou trois millions d’euros, c’est tellement nécessaire qu’on fait attention à ce qu’on écrit. Du côté des journalistes, on accepte parce que c’est l’emploi qui est derrière. Et là, on ne parle même pas de la presse détenue par les amis de Sarkozy !

La presse en ligne, payante ou gratuite est-elle une voie à suivre ?
La presse en ligne a contribué à tuer la presse écrite et en même temps a sauvé l’honneur de la profession. J’ai personnellement voté « oui » au référendum, mais j’étais scandalisé que 95 % de la presse soit pour le « oui ». La libre expression sur Internet a rétabli la démocratie. Au fond, on est dans la situation de l’URSS sous Brejnev, avec la Pravda, la presse officielle, et à côté les samizdats qui faisaient contrepoids.

Quelles seraient les solutions pour redresser la presse ?
Les aides à la presse ont valeur d’aspirine. Elles ne changent rien à la structure des journaux, à leurs comptes. L’argent reçu sera vite bouffé, et les journaux retomberont dans la même situation. En revanche, l’État devrait investir, agir sur la distribution, suivant le modèle de la loi Bichet sur l’accès à la presse pour tous et partout, qui doit être traité comme un service public. L’État doit agir pour réduire les coûts de la distribution et permettre aux journaux de sortir des prix imposés par les imprimeries en situation de monopole. Pour le reste, c’est la profession qui doit se remettre en question. Sortir de l’uniformisation. Il y a un côté panurgique, et beaucoup de secteurs où domine l’unanimité, beaucoup d’articles sur la même ligne, liés à un effet d’entraînement. Dans le cas de Kouchner, la presse sera unanime. À le sauver ou à le lyncher. Ce n’est pas un calcul, mais l’idée d’aller là où va le vent.

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