Ils en ont le cœur net

Ultratendances, les sites de rencontres renversent les tabous. Mais la toile a surtout ouvert
un gigantesque marché matrimonial qui reflète aussi une dégradation du lien social.

Mathilde Azerot  • 26 février 2009 abonné·es

«Je l’ai trouvée, ou plutôt elle m’a trouvé. Elle était là, dans les fiches et les statistiques. » Les témoignages de cette nature sont légion sur Meetic, leader européen des sites de rencontres. Selon l’Insee, la France compterait deux fois plus de célibataires qu’il y a vingt ans : près de 15 millions. Or, 4 millions d’entre eux seraient adeptes des services de rencontres online. Symptôme d’une civilisation inapte à créer du lien social ? Ou trait d’une société qui parvient avec ce nouvel outil à proposer une réponse à la demande affective ?
« On aime toujours comme une époque nous y autorise » , philosophe Pascal Lardellier, professeur à ­l’université de Dijon et auteur de Cœur net. Célibat et amours sur le web (Belin), où il analyse les nouveaux rapports amoureux sur ce «  gigantesque marché matrimonial » qu’est le web. Toutes les couches sociales sont concernées, à la ville comme à la campagne. Selon lui, Internet serait devenu le premier lieu de drague pour les plus de 50 ans, le cercle social se réduisant avec l’âge.
Apparue dans les années 1990 aux États-Unis, la rencontre en ligne a explosé avec la généralisation de l’ADSL (Internet haut débit) au début des années 2000. Match.com, le pionnier américain, Meetic le Français, FriendScout l’Allemand… les sites de rencontres sont l’emblème de l’éphémère, de l’instantané et du moindre risque, à une période où il serait devenu plus compliqué de faire des rencontres « live ». « Derrière leur ordinateur, les gens deviennent prolixes, ils se dévoilent naturellement, affirme Emeline Prioult, responsable du service de presse de Meetic. Ces sites ont permis à beaucoup de célibataires de lier connaissance. » Une aubaine pour les timides et les singles endurcis, et un accélérateur pour d’autres.

Fanny et Dimitri, 28 et 30 ans, se sont rencontrés en ligne. Chacun avait ses motivations, mais tous deux cherchaient l’âme sœur. En mai 2007, après deux « rendez-vous Meetic », Fanny s’arrête sur le profil de Dimitri. Trois semaines de chat et de coups de téléphone, et ils se rencontrent. Le courant passe, ils se revoient. Dimitri pose rapidement ses bagages chez Fanny. Elle a longtemps pensé que les sites de rencontres étaient destinés aux « cas désespérés » avant d’essayer. « J’ai été étonnée de voir à quel point c’était facile, confie-t-elle. C’est sûr qu’il faut trier : parfois je “chattais” avec six ou sept personnes en même temps ! » C’est aussi la « facilité » qui a séduit Dimitri, qui estime qu’ « une fois entré dans la vie active, c’est plus difficile de faire de nouvelles rencontres ». Le lieu de travail reste un endroit de rencontres privilégié, mais les collègues de Dimitri, informaticien hétérosexuel, sont en grande majorité des hommes. « Et une fois qu’on a fait le tour des amis d’amis… » Signe des temps : on déserte les lieux de convivialité et de proximité pour passer des heures derrière son ordinateur, où tout paraît « à portée de souris ». Il suffit en effet de quelques clics pour voir s’afficher des milliers de profils comme autant d’opportunités amoureuses…

Des sites spécialisés ont vu le jour pour mieux satisfaire les goûts de chacun : sites professionnels, indexés sur le niveau d’études, les revenus, l’âge, les préférences sexuelles, sites « ethniques » même, le Net étant l’espace communautaire, et communautariste, par excellence… Les célibataires y sont extrêmement convoités. Leur pouvoir d’achat aussi. Le slogan serait : « Payez, vous n’aurez plus qu’à choisir. Cliquez et vous serez servi. »

Mais l’apparente facilité d’accès cache un commerce juteux et pas toujours joyeux. Tout d’abord, ce sont surtout les sites qui multiplient les avances : spams, offres promotionnelles, qui a réussi à protéger sa messagerie de leur envahissante publicité ? Et si l’inscription est souvent gratuite, la consultation et le chat sont payants, et plutôt onéreux. Selon les prestations, le forfait peut atteindre 238,50 euros les six mois sur Meetic. Le plus petit forfait, de 29,99 euros pour un mois, ne permet pas de discuter avec tous les membres. On comprend comment Meetic a décroché la première place européenne de la rencontre en ligne en seulement sept ans d’existence. Cotée en bourse depuis 2005, la société revendique un chiffre d’affaires de 133 millions d’euros en 2008. Soit 17,5 % de croissance par rapport à 2007. Son seul concurrent de taille sur le terrain européen est l’Américain Match.com. Meetic a été contraint de lui céder des parts d’un marché estimé par le cabinet Jupiter Research à 400 millions d’euros pour 2008. Gratuit, le Net ?

Même déconvenue concernant les prises de contact : on passe vite de la facilité à la désinvolture. « Ça fait un peu supermarché, reconnaît Dimitri. C’est un peu déshumanisant de cliquer sur le profil de quelqu’un et, s’il ne plaît pas, de le jeter à la poubelle. » Certains y voient une accélération des phénomènes de reproduction sociale, Internet venant prolonger l’homogamie universelle. Mais dans une société adepte du zapping, la toile paraît surtout contribuer à renforcer l’aspect sélectif et optionnel qui menace les relations sociales. On veut écarter le risque, ou la difficulté, mais c’est l’autre qu’on éclipse.
Certes, le succès des sites de rencontres semble avoir eu raison du tabou qui pesait sur la discussion « virtuelle », tenace depuis le Minitel rose. « Il y a même une certaine fierté, maintenant, à dire que l’on a rencontré son mari ou sa femme sur Internet » , soutient Emeline Prioult. Banalisée ou branchée pour certains, la rencontre via Internet n’est pas assumée de la même manière par tout le monde et partout. Question de génération aussi. À l’aise devant leurs amis sur les circonstances de leur rencontre, Dimitri et Fanny n’en ont pas touché mot à leurs parents, de peur qu’ils n’assimilent ces sites à d’autres « peu fréquentables » . D’où l’énergie que dépensent certaines sociétés pour montrer patte blanche, affichant décence de rigueur, vulgarité bannie et armée de salariés chargés de scruter chaque photo et de filtrer chaque message avant diffusion.

« Une des clefs du succès de Meetic, et l’une de ses valeurs fondamentales, est la sécurité. C’est ce qui a vraiment donné confiance aux femmes », affirme Emeline Prioult. Sans expliquer pour autant comment s’opère le tri, et selon quels critères. Comme à l’entrée des discothèques ? Et à quel moment ladite « sécurité » vire-t-elle au contrôle ?
L’absence de spontanéité, de convivialité et d’intimité aurait éloigné certains, repartis vers les agences matrimoniales traditionnelles. Qu’à cela ne tienne, les sites de rencontre rivalisent d’inventivité pour appâter le client : dernière trouvaille, hautement lucrative, des offres de coaching , soit d’accompagnement personnalisé, pour celui qui peine à draguer tout seul ou à se diriger dans la jungle virtuelle. Devenue phénomène, la rencontre en ligne représente visiblement une solution pour certains. « Mais si de nombreux couples se créent de cette manière, le Net en défait aussi beaucoup », prévient Pascal Lardellier. Les sites de rencontres sont aussi un haut lieu de mensonge. Ni vu ni connu, derrière son écran. Mais ça, ce n’est pas (encore) un argument de vente.

Société
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