La machine à expulser

En Guyane, des dizaines de milliers d’immigrants, notamment issus d’Amérique latine, subissent un droit d’exception et des abus de pouvoir de l’administration. Reportage.

Patrick Piro  • 26 février 2009 abonné·es

Depuis deux décennies, « pour faire face au manque de personnel et de moyens » , les DOM ont été dotés d’un droit dérogatoire en matière d’immigration, explique Sonia Lokku, de la Cimade Paris. Il est particulièrement efficace en Guyane, terre d’expulsions expresses et massives : environ 10 000 personnes reconduites en 2007, plus de 8 000 en 2008 [[et 16 000 pour Mayotte, l’autre point chaud des DOM en la matière.
]], un taux cent fois supérieur à celui de la métropole (25 000 pour 65 millions d’habitants), dont les statistiques n’agrègent jamais les chiffres des DOM. Mesure-clé : la possibilité d’expulser certains ressortissants en 48 heures seulement. C’est encore plus simple sur les fleuves frontières : les gendarmes refoulent souvent directement. « Le chef du bureau de l’immigration, à la préfecture, m’a avoué qu’il s’agissait de faire du chiffre » , rapporte une militante des droits humains.

En Guyane, les objectifs assignés par le ministère de l’Intérieur sont largement dépassés grâce à une industrialisation des reconduites, politique prioritaire. Tout est fait pour perdre le moins de temps possible, note la Cimade. Antichambre de l’expulsion, l’unique centre de rétention administrative (CRA) du département, à proximité de l’aéroport de Rochambeau, n’a été mis aux normes qu’en 2008 et ne compte que 38 places, complétées sur le territoire par un simple local de rétention où les conditions de vie sont déplorables. « Les policiers n’expliquent jamais leurs droits aux retenus, témoigne José Gomez, de la Cimade Cayenne. On y a enfermé l’an dernier deux mères de familles avec quatre enfants de moins de deux ans ! On a alerté la préfecture, le consul, le juge… Rien à faire, ils ont été expulsés. Un jour, une personne possédant une carte de séjour de dix ans a été reconduite : on ne lui a pas laissé le loisir de téléphoner pour la récupérer à son domicile ! »

Les demandeurs d’asile, environ 350 par an en Guyane [^2], se retrouvent dans des situations dramatiques. On ne leur laisse souvent pas le temps de formuler une demande, ce qui est une violation de la Convention de Genève. Pendant l’instruction de leur dossier, ils ont interdiction de gagner un autre département, autre mesure d’exception. Ils n’ont pas le droit de travailler, mais, comme il n’y a pas de centre d’accueil (Cada), les familles ne disposent pour vivre que d’une allocation de 300 € par mois, quand la procédure peut durer quatre ans ! « Une incitation explicite à travailler au noir et à squatter », traduit l’avocate Claire Trimaille, permanente de la Cimade Cayenne, où l’on est débordé par les demandes d’aides.

Jusqu’en 2006, un réfugié débouté par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (l’Ofpra) était tenu de se rendre en métropole s’il voulait défendre un recours devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) ! En décembre 2007, finalement, une mission de trois juges du CNDA s’est déplacée à Cayenne… pour traiter 350 dossiers en deux semaines.

« La question des jeunes nés en Guyane est centrale, souligne José Gomez. Pour peu que leurs parents, mal informés, n’aient pas fait les démarches, ils se retrouvent dans des imbroglios sans issue. » En particulier du fait de « spécialités » locales : les instituteurs demandent un certificat de nationalité aux élèves, puis le tribunal exige un certificat de scolarité pour la délivrance d’un passeport. Plus tard, à l’agence pour l’emploi, l’acte de naissance est insuffisant. « De nombreux jeunes, déscolarisés à 16 ans, sont dans l’incapacité de faire valoir leurs droits, explique José Gomez, alors que, selon la loi, il leur suffit de prouver qu’ils ont vécu plus de cinq ans d’affilée sur le territoire. »

Entraves à la prolongation des cartes de séjour, demande de pièces non obligatoires, délais considérables pour un rendez-vous, etc., les abus de pouvoir de l’administration sont monnaie courante. « Des personnes a priori en règle se retrouvent en rupture de papiers, donc exclues de leurs droits, allocations, etc, mais aussi expulsables ! » , s’élève Sonia Lokku. L’accès aux soins pour les étrangers – couverture maladie universelle ou aide médicale de l’État –, déjà compliqué par ces pratiques, est rendu encore plus précaire par les réticences des médecins de ville et des hôpitaux. Une enquête du centre Médecins du monde en 2007 enregistre 80 à 90 % de refus de prise en charge dans l’agglomération de Cayenne, où seulement deux dentistes accueillent les étrangers sans condition.
La Cimade dénonce également une confusion des rôles entre les administrations. Le juge des libertés et de la détention se substitue au tribunal administratif pour expédier le cas de personnes retenues à Rochambeau. « Ça s’est un peu calmé, mais la préfecture se charge régulièrement de rejeter les demandes d’asile des Brésiliens, court-circuitant l’Ofpra, témoigne Claire Trimaille. Le droit, ici, c’est une mascarade, les autorités interprètent tous les textes ! »

[^2]: un taux trois fois plus important qu’en métropole.

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Dom-Tom : Le temps des colonies
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