Annales de l’ignoble
Réalisé par l’association homonyme regroupant des chercheurs, des enseignants ou des militants associatifs, le premier volume de « Cette France-là » recense et analyse dans les moindres détails les effets de la politique française d’immigration depuis le jour de l’élection de Nicolas Sarkozy.
dans l’hebdo N° 1043 Acheter ce numéro
Les élus, ministres, parlementaires, magistrats et fonctionnaires qui recevront le premier opus de Cette France-là iront-ils jusqu’au bout de leur lecture ? Oseront-ils seulement parcourir cette recension détaillée des effets de la politique de l’immigration qu’ils ont fait adopter ou mettent en œuvre ? Et si oui, comment se regarderont-ils ensuite, le matin en se rasant ? C’est une des questions que certains lecteurs ne manqueront pas de se poser au fil des pages de ce gros (et beau) livre relatant « cette France-là, la France qui prend forme depuis le 6 mai 2007 », c’est-à-dire depuis l’arrivée à l’Élysée de celui qui s’est « engagé à faire de la politique d’immigration et de l’identité nationale une clé de voûte de son mandat ».
Un des parcours présentés dans Cette France-là : William Opoku, 35 ans, Ghanéen expulsé le 17 juin 2008, ici en compagnie de sa femme Elise Maximin, de nationalité française. DR
Près de deux mille de ces responsables politiques ou administratifs devaient en effet recevoir gracieusement l’ouvrage la semaine dernière, en espérant qu’ils ou elles se demandent si cette politique menée par la France « mérite d’être soutenue, au risque d’en assumer la responsabilité historique ». C’est donc aussi pour l’histoire que les chercheurs, juristes, militants associatifs, philosophes ou journalistes réunis dans l’association Cette France-là (qui était en 2007 intervenue dans la campagne présidentielle par une série d’affiches avec la photo d’une personne expulsée sous-titrée « cette France-là, vous l’aimez ? Vous pouvez la changer » ) ont choisi de produire ce recueil de « contre-expertise », mobilisant les « savoirs et savoir-faire des sciences sociales, du journalisme et du travail associatif pour dresser un état des lieux annuel de la politique d’immigration ».
Migrants battus et insultés lors de leurs interpellations dans le Calaisis, familles séparées, Français poursuivis pour « délit de solidarité » au motif qu’ils ont offert l’hospitalité à des sans-papiers malades et vivant dans la rue, dénonciations par de zélés fonctionnaires de sans-papiers arrêtés aux guichets de mairies, de caisses d’assurance-maladie ou de préfectures, personnes en voie d’expulsion ligotées au fond d’un avion devant des voyageurs sommés de ne pas s’interposer au risque d’être arrêtés, père d’enfant français expulsé et empêché ainsi d’assister à l’accouchement de sa femme française, mère de famille enceinte secouée dans un fourgon de police sur cent kilomètres qui perdra quelques heures plus tard les jumeaux qu’elle attendait, enfants enfermés avec leur famille en centres de rétention, père de famille résidant en France depuis dix-huit ans, mariés à une Française, et dont l’expulsion entraînera le placement en foyer de six enfants, etc. Ce sont là quelques-uns des quatre-vingts parcours qui sont narrés en ouverture du volume, montrant que cette politique s’applique avec la plus grande froideur sur des êtres humains, dans nos villes et dans nos campagnes françaises en ce début de XXIe siècle. La « politique du chiffre » et la « culture du résultat », chères au président élu en 2007, conduisent ainsi des fonctionnaires à se conduire avec inhumanité face à des hommes, des femmes et enfants, souvent dans des situations déjà très précaires. Mieux, elles mènent parfois au « comble de la diligence », lorsque la police de l’air et des frontières, sans doute en retard sur ses objectifs chiffrés, arrête, place en rétention puis expulse – aux frais du contribuable français – « des voyageurs déjà en partance du territoire national » . Comme ce Brésilien, résidant régulièrement en Belgique, qui n’a été amené à poser le pied sur le sol français que… « suite à l’atterrissage forcé pour cause de mauvaises conditions météorologiques de l’avion qui l’emmenait de Londres à Bruxelles » , et sera expulsé après rétention, alors que son avion repartit quelques heures plus tard !
Mais on aurait tort de croire que l’objet de ce premier volume de Cette France-là se limite à relater le sort fait à quelques-uns des 29 847 étrangers en situation irrégulière qui ont fait en 2008 l’objet d’une mesure « d’éloignement » . Le travail – considérable – du collectif, dont les noms des membres n’apparaissent sobrement que dans une liste en début d’ouvrage, aucun texte n’étant ensuite signé, a aussi consisté à recenser les rôles des différents « concepteurs et acteurs » de la politique d’immigration. Du président de la République (notamment par sa lettre de mission adressée à Brice Hortefeux en mai 2007) et du ministre jusqu’au policier, en passant par les préfets, les élus locaux, les administrations centrales ou déconcentrées, l’ANPE, mais aussi les entreprises privées, tous les secteurs de la société française sont ainsi examinés selon le rôle qu’ils remplissent dans l’accomplissement de la « rupture » annoncée par le candidat Sarkozy durant la campagne des présidentielles. Une partie du livre s’attache notamment à décrire avec force détails, un à un, l’action en la matière de 21 préfets durant les treize mois considérés (de mai 2007 à juin 2008). Ainsi, le zèle de certains d’entre eux est-il pointé, tel l’ancien préfet du Loiret, André Viau, se vantant dans la presse locale d’avoir fait « gagner à la ville d’Orléans le titre de “championne des expulsions” » , ou son successeur Jean-Michel Bérard, dont le service des étrangers, déjà caractérisé par des conditions d’accueil déplorables, contribua à multiplier les arrestations au guichet. En octobre 2007, il fut également à l’origine du « record du plus jeune enfant en rétention [avec ses parents moldaves, ndlr] depuis l’ouverture des centres au début des années 1980 » : âgé de 3 semaines ! Et le préfet de s’expliquer dans une lettre à l’avocate du couple : « Doit-on d’ailleurs considérer que le traumatisme potentiel pour celui-ci [le nourrisson] serait plus redoutable à 3 semaines qu’à 3 ans ? D’aucuns pourraient penser l’inverse »…
Du côté des ministères, l’Éducation nationale, en dépit de certaines tentatives, semble être la seule administration dont la part à cette politique est la plus « modeste ». La plupart des autres ont, quant à elles, adopté peu ou prou cette véritable culture du soupçon généralisée à l’encontre des étrangers. Et ce soupçon tous azimuts autorise à utiliser les technologies les plus récentes, depuis les très médiatisés tests ADN jusqu’aux tests osseux pratiqués sur des jeunes pour vérifier s’ils sont bien mineurs (donc inexpulsables), malgré les avis de spécialistes de médecine légale mettant en cause les résultats de cette technique dont la marge d’erreur « communément admise [est] de dix-huit mois ».
*
Outre cette recension des rôles et des fonctions de chacun (qui doit se poursuivre avec un nouveau volume chaque année du quinquennat de Nicolas Sarkozy), les auteurs ont, en fin d’ouvrage, souhaité s’interroger plus largement sur la *« cohérence » de la politique menée, par rapport à ses ambitions et aux « logiques dont elle se réclame ». Alors que l’on sait que l’immigration est nécessaire aux développements des sociétés dans l’actuelle économie mondialisée, l’image de la France semble de plus en plus fortement écornée par ses méthodes « d’accueil » des étrangers et de tracas perpétuels à leur encontre. Mais ce que montre avec brio l’ouvrage, c’est que cette politique d’immigration sert à Nicolas Sarkozy de « faire-valoir du volontarisme en politique » , comme l’expliquait dans les colonnes de Libération le président de l’association Cette France-là, le philosophe Michel Feher. Avec pour conséquence particulièrement inquiétante que les agents de l’État, soumis à la pression de la fameuse « culture du résultat » sont sans cesse incités à « s’affranchir des protocoles légaux, réglementaires ou simplement usuels » de l’État de droit. Finalement, on voit bien à la lecture du premier tome de ces imposantes « annales » que la principale motivation de cette politique est surtout, pour les responsables de la droite française, électorale. Ainsi, tout en se présentant comme le « champion du dynamisme économique » lié inévitablement à « une ouverture sur le monde », Nicolas Sarkozy s’estime-t-il « tributaire d’une demande de repères de son électorat : demande qu’il entend satisfaire en proposant la restauration de l’identité nationale » . Un « grand écart rhétorique » souligné par les auteurs, qui finalement réduit les sans-papiers à de simples numéros. C’est bien ce qu’a ressenti l’un d’entre eux, Lassine Diagouraga, un Malien de 25 ans finalement non expulsé, à la sortie d’un centre de rétention : « Pour l’administration, quand tu es sans-papiers, c’est comme si tu n’étais pas humain. » Au « pays des droits de l’homme »…