Corps à corps avec la rue

L’anthropologue Pascale Jamoulle analyse le rapport au corps des personnes exclues ou précarisées, dans un quartier de Bruxelles. Un travail remarquable sur nos sociétés violentées par l’individualisme marchand.

Olivier Doubre  • 26 mars 2009 abonné·es
Corps à corps avec la rue
© Fragments d’intime. Amours, corps et solitudes aux marges urbaines, Pascale Jamoulle, La Découverte, « Alternatives sociales », 264 p., 22 euros.

« Aux marges urbaines, les sphères de l’intime se fragilisent. » Ainsi commence le nouvel ouvrage de Pascale Jamoulle. C’est donc sous l’angle de la fragilité, du corps, des rapports amoureux ou de la solitude que l’anthropologue belge a choisi de poursuivre son patient travail d’écoute et de recherches au sein des milieux les plus fragilisés, stigmatisés ou précarisés de nos sociétés. Après plusieurs livres sur les mondes de la rue, les consommations de drogues ou, plus récemment, la construction de l’identité masculine en milieu précaire [[Voir son dernier livre, Des hommes sur le fil. La construction de l’identité masculine en milieux précaires,
La Découverte/poche, 2008. Cf. Politis n° 888
du 9 février 2006.]], elle analyse cette fois les effets de la misère sociale et/ou affective, du déracinement ou de l’exil sur le rapport au corps des personnes, cherchant ainsi à appréhender les « transformations de l’intimité » qui s’opèrent aujourd’hui dans les populations étudiées. Pour comprendre les « souffrances identitaires » et les « tensions de genre aiguës » dans ces milieux, elle a travaillé plus de trois années dans le quartier de la gare du Nord à Bruxelles, caractérisé par des secteurs dédiés à la prostitution, aussi bien de rue que dans des studios, une grande concentration de logements sociaux, de populations immigrées,
des squats, de nombreux sans-abri…

Illustration - Corps à corps avec la rue

Ksiazek/AFP

Travaillant également comme assistante sociale et dans un service de santé mentale, Le Méridien, elle utilise ses qualités d’écoute et sa bonne connaissance des services sociaux pour cette « ethnographie de l’intime, aux marges » urbaines en plein cœur de la « capitale de l’Europe ». Là s’ignorent littéralement deux mondes, à quelques mètres de distance, séparés par cette gare. Comme dans la plupart des grandes métropoles occidentales, les inégalités dues au capitalisme néolibéral mondialisé ne cessent de s’accroître et la mixité sociale de diminuer dans les quartiers.

Le travail de Pascale Jamoulle est d’abord fait de rencontres. Surtout, l’anthropologue donne voix aux sans-voix. Avec humilité, patience et, il y a tout lieu de le croire, justesse. Elle rapporte les mots de ces inconnus que nous croisons sans souvent vouloir les voir, dans les gares, au bas des immeubles, dans les recoins des villes. Ceux dont on se détourne, les « sans », sans-papiers, sans-logis, sans revenus, sans droits… L’auteure rencontre ainsi une jeune femme d’origine immigrée en situation de grande pauvreté, dont le corps a été durement « mis à l’épreuve » par de multiples violences et un grand manque affectif. Son corps, en proie à des périodes de boulimie, suivies par une hyperconsommation tournée vers le paraître, est devenu une « ressource tangible, un capital existentiel »…

La chercheuse écoute également des prostituées « indépendantes » (sans proxénète), qui dévoilent une « prostitution à multiples facettes » : « Certaines ont incorporé le stigmate social et vivent dans la honte d’elles-mêmes » , alors que d’autres se confient fièrement sur ce qu’elles considèrent comme un « métier » à part entière et exposent leur « large expérience des relations de genre » , offrant une véritable expertise des vies affectives et sexuelles de leurs clients. Une de leurs observations est l’essor du sadomasochisme, qui semble, selon l’anthropologue, « révélateur » d’une sexualité de plus en plus « structurée par des fantasmes de domination/soumission/expiation » , et qui a très certainement à voir avec « la violence de l’ordre social contemporain » . Mais, plus largement, ce « genre marchand », lié à la prostitution ou non, permet d’appréhender « la manière dont le capitalisme marchand atteint aujourd’hui la sphère privée ».

L’auteure parvient aussi à interroger nombre de jeunes sans-abri, errant dans les rues de Bruxelles, maltraitant leur corp par des consommations massives de drogues et d’alcool, des violences, voire des automutilations. Notamment Tarra, ancienne traveller , qui se masculinise et dissimule sa féminité dans la rue ou dans les squats où elle vit. Ainsi, ces personnes « en rue » , où l’intimité n’est évidemment guère possible, doivent, pour survivre et se protéger, ne jamais livrer leurs histoires personnelles et dissimuler autant que possible faiblesses, sentiments et affectivité. C’est le genre qui devient cette fois « perdu » dans la solitude de la rue, où l’on doit « esquiver l’intime » … Enfin, Pascale Jamoulle analyse, à partir de groupes de jeunes d’origine turque qu’elle a réunis en groupes de paroles, combien les « conflits de normes de genre et des replis communautaristes affectent l’intimité et les liens familiaux » des populations ayant connu l’exil. Certains jeunes doivent sans cesse opérer, non sans « souffrance transculturelle » , de véritables « modelages identitaires » , tandis que d’autres, face à l’insécurité sociale, sont tentés de se protéger dans des quartiers « cocons » en se repliant sur un « mythe de la pureté des origines »…
L’auteure montre donc avec force,
à partir de ses observations de terrain, que l’intime, « fragilisé » par la violence sociale, est hautement « révélateur des fonctionnements sociaux » . Et que les corps, de véritables « poupées ventriloques » (Maurice Godelier) sont révélateurs de la « violence des vécus personnels et des relations sociales ». En donnant voix à ces personnes et en observant les signes émis par leurs corps, Pascale Jamoulle s’est sans aucun doute inscrite dans la grande tradition de l’anthropologie. À l’écoute de l’homme.

Idées
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