Etre un petit éditeur, un défi ?
dans l’hebdo N° 1043 Acheter ce numéro
Quand j’ai créé les éditions Laurence Teper, fin 2003, le premier défi à relever fut plutôt d’ordre psychologique et social.
A-t-on le droit, quand on exerce une profession à l’emploi et au revenu garantis (l’enseignement), d’y renoncer pour se lancer dans une activité difficile et forcément déficitaire au moins à ses débuts, et ce tout simplement pour se faire plaisir ? À beaucoup, la réponse paraîtra peut-être évidemment positive, pour moi elle n’allait pas de soi ; et je crois qu’en fait, et souvent, elle exige la levée de nombreux interdits et la mise de côté d’idées reçues. Elle interroge, par exemple, la notion de travail : dans notre société, est-ce un travail que celui qui, certes, vous occupe un large temps plein mais qui ne vous rapporte aucun revenu ?
Le défi est en effet d’abord financier. J’ai créé cette maison d’édition « à partir de rien » : je me suis lancée sans ce que l’on appelle un « carnet d’adresses » de relais médiatiques et sans emmener avec moi d’auteurs déjà connus. Par ailleurs, les livres que j’aime publier ne sont pas de ceux qui font les best-sellers. De plus, je ne me suis pas installée sur une « niche » qui aurait pu m’assurer a priori à la fois une sorte d’exclusivité et un lectorat captif. Ainsi, même si l’édition telle que je la pratique n’exige pas, au départ, une mise de fonds particulièrement considérable (si on la compare à d’autres activités), et même si, étant seule, je réduis les frais de structure, je ne suis pas encore parvenue au bout de cinq années d’exploitation à gagner de l’argent. Cela ne m’étonne pas et ne me désespère pas, je sais qu’il faut du temps, beaucoup de temps, mais c’est néanmoins un souci quotidien que de se demander comment on va tenir. D’autant plus que le développement, même tempéré et maîtrisé, d’une maison d’édition à ses débuts demande des investissements : il faut publier suffisamment de livres pour être visible en librairie
– ce qui implique des frais de traduction, de conception, de maquette et de graphisme, et d’impression, bien sûr. Il faut envoyer un nombre toujours plus grand de services de presse pour faire parler des livres et de la maison d’édition – ce qui signifie des frais postaux et de transports très importants. Il faudrait prendre plus de temps pour aller davantage en province rencontrer les libraires…
Quand on s’occupe d’une maison d’édition très petite, quand on publie des livres comme ceux que je publie, quand on vend dans des quantités vraiment modestes, le défi est aussi d’ordre symbolique. Il faut avoir bien chevillée au corps la certitude que ce que l’on fait est nécessaire et a du sens : elle seule permet de supporter les déceptions et les échecs, que ceux-ci soient d’ordre commercial ou médiatique. C’est pourquoi il m’arrive de ne pas m’engager dans la publication de tel texte que je peux trouver de qualité mais qui ne présente pas à mes yeux une nécessité telle qu’elle me donnera la force de conviction indispensable à la défense d’un livre. C’est pourquoi aussi je n’essaye pas de « faire un coup » : je le raterais…
Finalement, aujourd’hui, je me dis que le plus grand défi est là : réussir à continuer à travailler à des livres qui ont du sens pour moi, à des livres dont je me dis qu’ils essayent de faire quelque chose, à des livres grâce auxquels et dans lesquels il se passe quelque chose. Et aussi, grâce aux auteurs avec lesquels je travaille, grâce auxquels je découvre sans cesse de nouvelles lectures, de nouvelles problématiques, continuer à se questionner, continuer à apprendre, continuer à désirer la chose intellectuelle.