La Martinique crie son rejet du modèle dominant

Mireille Fanon Mendès-France a suivi le mouvement qui agite la Martinique.
Elle raconte ici la vie quotidienne dans l’île en temps de grève.
Et souligne la singularité de cette crise, nourrie d’un fort désir d’émancipation.

Mireille Fanon-Mendès France  • 5 mars 2009 abonné·es
La Martinique crie son rejet du modèle dominant

Chaque matin, devant la maison des syndicats – lieu de rencontre et de réunion du Collectif du 5 février –, des dizaines de personnes, arborant le tee-shirt rouge du mouvement « sé pou la viktwa, nou ka alé » et coiffées du bakoua [chapeau traditionnel conique, NDLR], viennent aux informations et prennent le pouls de la mobilisation dans l’attente du départ de la délégation vers la préfecture. Depuis trois semaines, les syndicats et le patronat (dont le Medef et son président béké), le préfet et les élus se retrouvent autour de la plateforme rassemblant les revendications portant sur la baisse des prix de cent familles de produits (où ne figurent ni le rhum ni la bière, contrairement à ce qu’ont prétendu perfidement certains békés), sur les services (eau, téléphone, accès Internet, EDF), les salaires, les loyers du logement social, l’éducation, la santé, la culture…

Illustration - La Martinique crie son rejet du modèle dominant

Michel Monrose, président du Collectif du 5 février, devant la préfecture de Fort-de-France. Coex/AFP

Le mouvement ne faiblit pas, même si parfois des critiques viennent émailler les propos échangés. Car oui, la grève est difficile à supporter ! Il faut faire longtemps la queue pour obtenir du pain. Il n’y a plus ni lait ni café. La plupart des épiceries de quartier baissent leur rideau dès 11 heures du matin et restent parfois fermées plusieurs jours. Et les petits producteurs qui viennent des villages avoisinants écouler leurs fruits et légumes dévoilent une certaine aptitude à la pwofitasyon . Ils s’affirment solidaires du mouvement, mais, comme par miracle, leurs prix ont augmenté ! Un kilo de tomates produit ici se vend entre 4 et 6 euros, alors qu’habituellement il se négocie aux alentours de 3 euros.

Malgré l’âpreté des temps, la ville a son allure des jours fériés. Toute trace de vandalisme est aussitôt nettoyée. Les manifestants se mobilisent contre ces actes. Si certains ne peuvent s’empêcher d’admirer l’organisation et la célérité avec laquelle des jeunes ont déménagé un magasin de motos – on dit qu’il ne leur a pas fallu trente minutes –, tous les condamnent. Mais cela n’empêche pas d’interroger les causes profondes de cet acte. Nous avons le sentiment d’assister à la faillite d’un système. Familial, éducatif. D’un modèle de vie aussi. À moins que l’on pense comme Yves Jégo, affirmant, avant de se reprendre, que ces actes incontrôlés n’ont eu lieu que parce que le carnaval avait été annulé. Le carnaval est-il, dans l’esprit de notre secrétaire d’État, le lieu d’expression nécessaire de la violence ? Un exutoire pour une jeunesse à qui le marché de l’emploi reste désespérément fermé ? Une jeunesse dont la société ne sait que faire, ni comment vivre avec elle…

La Martinique s’indigne, crie, se soulève… Les Martiniquais veulent vivre mieux. Mais, surtout, « bien ». Nous pensons ce « bien » ainsi qu’Evo Morales l’envisage, en relation avec la « mère Terre ».
Si la crise vécue ici, mais aussi en Guadeloupe, ressemble bien sûr à celle éprouvée ailleurs par les salariés et les exclus, victimes de la mondialisation financiarisée et militarisée, il faut aussi la penser dans sa singularité. On ne peut la penser indépendamment de l’interrogation des Martiniquais sur le futur de leur île, sur la terre massacrée par les destructeurs et les bétonneurs. Cette terre qui leur échappe. Et sur leur relation au monde, avec le reste des Caraïbes, d’abord. Faut-il songer à s’émanciper de toute domination, celle des békés, celle des Français de France, des politiques refusant toute mise en projet d’un développement propre à l’île ? Telle est la question posée par cette mobilisation. S’émanciper aussi des modèles répétitifs qui mettent en avant les références à l’esclavage, comme si rien dans les DOM ne pouvait s’expliquer indépendamment de cette lecture, ni ne pouvait être en réalité que la banale et trop commune conséquence de la mondialisation libérale. S’émanciper enfin des modèles dominants qui produisent et exploitent des dominés toujours prompts, dès qu’ils le peuvent, à prendre le rôle de dominants, pour reproduire le même système.

Ce sont ces questions auxquelles s’attaquent de nombreux Martiniquais. Et, parmi eux, de jeunes journalistes lassés d’une information tronquée, orientée, qui ont récemment créé la Télévision Otonom Mawon. Durant la journée, ils montent des sujets sur la grève qui seront diffusés sur un canal privé de KMT, le soir à partir de 21 heures. Média de résistance et de solidarité montrant qu’une autre information est possible, et qu’elle existe en Martinique.

De réunion en réunion, ces professionnels des médias auxquels viennent se joindre d’autres acteurs posent et se posent la question de l’enjeu du changement. Cela se manifeste par un appel, Pou gran sanble peyi-a, lancé il y a plus de trois semaines, à partir d’un texte proposé par Philippe Yerro. Un texte qui rend compte de l’état de contestation du pays et de la nécessité de refonder son organisation politique, sociale et économique « à travers la parole libérée des participants » . Appel lancé par un groupe de citoyens, appuyé par plusieurs mairies, et qui devrait déboucher dans quelques jours sur l’organisation de forums thématiques, aussi bien à Fort-de-France que dans les autres communes de l’île.

Aujourd’hui, la Martinique et la Guadeloupe, aux voix trop souvent ignorées, veulent être entendues. Elles sortent de l’ombre imposée et demandent d’autres rapports sociaux, d’autres représentations politiques, aussi bien au plan local que national. Y parviendront-elles ?
D’ici deux à trois jours, des accords seront certainement signés [^2]. La vie économique reprendra ses droits, mais les questions soulevées lors de ce mouvement ne seront aucunement résolues. Elles ressurgiront à la première alerte. Les Caraïbes françaises sont depuis trop longtemps sommées de se soumettre à un projet pensé pour elles par la France, tout juste aidée dans sa besogne par quelques dominants, et imposé par la lointaine Union européenne dans le cadre d’une *« concurrence libre et non faussée ».
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Après avoir secouru les banques, le pouvoir est sur le point d’éteindre le feu aux Antilles françaises. Mais un début de révolte a germé, et beaucoup se posent la question de nouveaux rapports sociaux. Ils s’interrogent sur la nature de la société dans laquelle ils voudraient vivre. Cette question ne peut s’éteindre uniquement à coup de subventions. Elle risque de s’inviter encore, avec plus de pugnacité et de violence, à moins que les États généraux organisés librement par les Martiniquais, et hors de ceux proposés par l’État, ne fassent émerger un projet de société partagé et solidaire.

[^2]: Les négociateurs sont, côté syndical, la CGTM et la CGTMFSM, la CDMT, la CSTM, l’Unsa, la CFDT ; côté patronal, le Medef, la CGPME ; et côté politique, les élus PPM, MIM, RDM, UMP, ainsi que le représentant de l’État, le préfet.

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