Points aveugles

Le Cinéma du réel, haut lieu du documentaire, se propose d’offrir un autre rapport aux images. Aperçu avec quelques films de la compétition internationale.

Christophe Kantcheff  • 5 mars 2009 abonné·es

Le festival Cinéma du réel ouvre ses portes à Paris le 5 mars avec un nouveau directeur artistique, Javier Packer-Comyn, qui succède à Marie-Pierre Duhamel-Muller. Dans un texte de présentation, Javier Packer-Comyn souhaite que cette édition 2009 « reflète une décroissance, une décélération de notre rapport aux images du monde. Réaction salutaire face à l’accélération de l’instant réel dans les divers flux d’images, tous écrans confondus ». Pour un festival qui présente plus d’une centaine de longs et courts métrages en douze jours, à travers sélections, hommages, et programmations thématiques, le propos serait-il paradoxal ? Pas sûr, si l’on en juge par la dizaine de films (sur 37) que nous avons vus de la compétition internationale. Non soumis au formatage, les plus intéressants d’entre eux, en explorant des zones du réel laissées dans l’ombre, proposent des représentations qui ne ressemblent à rien de ce que le « flux » véhicule, images périmées à force d’être ressassées.

C’est le cas par exemple de Parador Retiro , de Jorge Leandro Colàs. La misère des sans-abri a été mille fois filmée, et pourtant ce film en offre une vision singulière, notamment parce qu’il écarte toute forme de misérabilisme. Sans doute, le choix du lieu a été décisif. Le Parador Retiro, à Buenos Aires, est un immense hangar plutôt vétuste, peut-être un ancien gymnase, où se retrouvent chaque soir deux cents SDF, qui évitent ainsi la nuit au dehors. Mais, parqués dans leurs lits à deux étages, ils perdent toute possibilité de vie intime, hormis celle de prendre une douche ou de se rendre à une consultation médicale dans un cabinet « peu orthodoxe », de l’avis même d’un des médecins qui y tiennent une permanence, que les patients traversent quand bon leur semble. Le cinéaste filme donc davantage un « groupe », informel, même si les sans-abri fréquentent le lieu de manière assidue, où des individus abîmés par la vie se côtoient plus qu’ils ne vivent ensemble. C’est cette drôle de sociabilité que montre, de façon unique, Parador Retiro.

Robinsons of Mantsinsaari, de Victor Asliuk, en est presque l’exact contraire. Pas de sociabilité ici, et pourtant… Une île du lac Ladoga, russe après avoir été finlandais, a pour seuls habitants deux hommes âgés. La caméra les montre dans leur quotidien fait de travaux ruraux et de pêche, ou lors de longs moments de désœuvrement. Mais elle ne les montre jamais ensemble. Et pour cause : les deux hommes s’ignorent parfaitement. Il semble que la raison en soit leurs nationalités : l’un est biélorusse, l’autre finnois. Robinsons of Mantsinsaari est un film sur cette absurdité qui sépare deux êtres rencognés dans leur solitude, totalement isolés de surcroît. La scène la plus poignante est celle où l’un des deux vieux somme le chien de l’autre, qui, lui, ignore la frontière qui les sépare, de rejoindre son maître pour ne pas le laisser trop longtemps seul…

Les documentaires venants de Chine, pays en permanente transformation, sont particulièrement attendus, surtout quand l’un d’eux est signé Wang Bing, le réalisateur d’ À l’ouest des rails , ces neuf heures absolument fabuleuses sur le démantèlement d’un complexe industriel. Si l’Argent du charbon, qu’il signe aujourd’hui, est de taille plus classique – 1 h 30 –, le talent est toujours au rendez-vous. Sur la route du charbon, qui va des mines de Shanxi au port de Tianji, dans le nord de la Chine, le cinéaste suit la chaîne des vendeurs et des revendeurs, du propriétaire d’une mine au transporteur, jusqu’au grossiste. Il se focalise sur les négociations de gré à gré, compliquées par le fait que le charbon extrait contient des pierres, ce qui réduit sa qualité, et donc son prix. L’argent est l’unique sujet de conversation qui court tout au long du film, telle une obsession. L’argent allie ou oppose, et se joue comme dans une partie de poker, avec ses moments de bluff ou de doutes. Le gagnant est celui qui s’est assuré la meilleure marge. Cependant, parfois, les deux négociateurs se quittent avec un égal sentiment d’amertume. Wang Bing témoigne d’une situation universelle entre vendeur et acheteur, aussi vieille que l’existence du commerce et de la monnaie. Mais l’Argent du charbon est aussi emblématique d’une évolution de la Chine vers un monde exclusivement marchand.

Demolition a également été filmé en Chine, même si son auteur, J. P. Sniadecki, est de Harvard (États-Unis). Bien qu’étranger, le réalisateur a été accueilli, presque intégré dans la vie quotidienne d’ouvriers sur un grand chantier de démolition à Chengdu, la capitale de la province du Sichuan, à l’ouest de la Chine. Une grande partie du travail de ces employés non qualifiés et migrants consiste à dégager l’armature en acier des bâtiments détruits. Précieux, l’acier est récupéré, alors qu’il se présente en l’occurrence sous la forme de gros câbles lourds et quasi raides, qu’il faut démêler. La tâche est harassante et ennuyeuse, que le cinéaste ne filme pas de manière esthétisante même si certaines images sont splendides. Là encore, Demolition offre une image de la Chine assez refroidissante, malgré certains moments de convivialité entre les ouvriers, en particulier lors des repas.

En revanche, Un peuple dans l’ombre , de Bani Khoshnoudi, au titre explicite, va à l’encontre des clichés que colportent les médias sur la société iranienne. Tourné dans les rues et les lieux publics de Téhéran, le film s’intéresse surtout à la jeunesse de la majorité de ses habitants, dont beaucoup n’ont pas connu la guerre contre l’Irak et pour qui l’imam Khomeini est une figure certes respectée mais du passé. Bani Khoshnoudi, réalisatrice d’abord émigrée aux États-Unis avant de s’installer en France, relève les multiples signes de modernité qui coexistent avec les figures imposées par le régime iranien. Elle filme des citoyens critiques sur la politique du gouvernement, des vendeuses de jeans, ou un garçon et une fille flirtant dans un café au goût du jour, elle tenant dans ses mains son iPod tandis que lui parle des années de service militaire qu’il est censé faire. Bref, un Iran inédit pour la plupart des Occidentaux.

Avec Rachel , Simone Bitton comble, elle aussi, un point aveugle. Activiste pacifiste, Rachel Corrie a trouvé la mort le 16 mars 2003 sous la pelle d’un bulldozer israélien qui participait à une mission de destruction d’habitations palestiniennes. Un drame largement médiatisé – parce que la victime était une jeune Américaine –, s’ajoutant aux milliers d’autres drames traités de manière indifférenciée par les journaux télévisés. Simone Bitton a construit son film autour de ce qui reste une interrogation : meurtre ou accident (comme le prétend Israël) ? Étrangement, la caméra de l’armée israélienne qui filmait la scène s’est détournée au moment crucial. La caméra de Simone Bitton, elle, donne à voir le hors-champ de la version officielle, de la vérité institutionnelle, de la vision imposée. Voilà qui pourrait constituer une bonne définition du documentaire.

Culture
Temps de lecture : 7 minutes