Poison d’eau douce
Alors que les pyralènes (PCB) contaminent les grands cours d’eau français, des analyses d’imprégnation humaine viennent de démarrer, et les interdictions de consommer les poissons se multiplient.
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Et un arrêté d’interdiction de plus : le 12 février dernier, la consommation et la commercialisation des anguilles, barbeaux, brèmes, carpes, silures et tanches a été prohibée depuis le sud de Mâcon jusqu’à Lyon (et même pour tout poisson près de la confluence), pour cause de contamination trop importante de certaines prises par les pyralènes (polychlorobiphényles, ou PCB). « Cela fait au moins quatre ans qu’on avait signalé aux pouvoirs publics les risques dans cette zone » , peste Alain Chabrolle, vice-président de la Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature (Frapna), qui dénonce le problème depuis deux décennies.
Les cinquante-deux volontaires de l’étude présentent des taux quatre fois supérieurs à l’imprégnation moyenne. Poujoulat/AFP
Des arrêtés semblables, les autorités en ont pris des dizaines depuis septembre 2005, à la suite de la découverte de taux de PCB dix fois supérieurs à la norme de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans des poissons pêchés sur le Rhône en amont de Lyon. Le fleuve a depuis été largement exploré : seul le Haut-Rhône est a priori épargné. En aval, du canal de Miribel jusqu’à la Méditerranée, et sur plusieurs dizaines de kilomètres du cours de l’Isère en amont de la confluence avec le Rhône, les interdictions frappent toutes les espèces de poissons, à l’exception du tronçon Valence-Avignon, où elles sont limitées à l’anguille, la brème, le barbeau, le silure, la carpe, l’alose, la lamproie et la truite de mer.
Très pratiques comme additifs aux huiles industrielles, dont ils renforcent la capacité isolante, les pyralènes ont été largement adoptés par les industriels, en particulier dans les transformateurs électriques. Leur commercialisation est cependant interdite en France depuis 1987 : les PCB font partie de la sinistre famille des « polluants organiques persistants » (POP) cancérigènes, très peu dégradables dans l’environnement, et qui se concentrent dans les graisses tout au long de la chaîne alimentaire.
Les poissons carnivores sont les plus imprégnés. Car des dizaines de tonnes de PCB ont fini dans les fleuves, à la suite de ruissellements ou bien déversés directement dans les eaux, accidentellement ou non. Un potentiel de toxicité considérable : le seuil acceptable retenu par l’Union européenne est de 8 millièmes de milliardièmes de gramme par gramme de matière grasse (pg/g MG) !
Vieille pollution, quasi archivée pensaient les autorités… « On supposait que la dilution avait fait son œuvre, négligeant le fait que les PCB sont très peu solubles dans l’eau » , commente Alain Chabrolle.
Au lieu de cela, les molécules se sont incrustées dans les sédiments. Puis ont été ingérées par les petits organismes et poissons fouisseurs de vase, dont l’imprégnation se concentre ensuite dans la chaîne alimentaire.
Les crues ou les largages de retenues d’eau se sont chargés au cours du temps de faire migrer une partie des sédiments vers l’aval. Plus inattendu : certains lacs alpins, qui n’ont pourtant jamais hébergé de sites polluants, contiennent des PCB, transportés par les airs. L’omble chevalier est ainsi interdit de consommation et de commercialisation sur les lacs Léman, d’Annecy et du Bourget.
La situation désastreuse du bassin du Rhône a longtemps pu paraître singulière en France. « Elle est surtout mieux connue, conséquence d’une réactivité plus forte face à la pollution, dans la région » , fait remarquer Marc Babut, chercheur à l’institut de recherche Cemagref à Lyon. Car on sait désormais que la pollution est d’ampleur nationale. En octobre 2007, le ministère de l’Écologie publie une carte de la contamination des cours d’eaux français : des taux très importants ont été relevés dans les sédiments en Artois-Picardie, dans la Somme, en Moselle, dans le Rhin, ainsi que dans la Seine, « qui est même beaucoup plus polluée que le Rhône » , signale Alain Chabrolle, qui s’étonne de l’absence d’arrêtés d’interdiction en région parisienne, alors qu’ils ont été pris dans le Calvados, la Seine-Maritime et l’Eure. « En fait, partout où s’est installé un bassin industriel significatif, on signale des taux importants de PCB en aval. »
Début 2008, le gouvernement réagit enfin, avec la mise en route d’un vaste plan d’action national destiné à évaluer l’ampleur de la contamination des sédiments, l’imprégnation des poissons, mais aussi celle des populations les plus exposées, comme les pêcheurs, qui consomment leurs prises. L’inventaire de l’état des poissons pourrait durer encore trois ans.
Et les humains ? Au printemps 2008, agacée par les lenteurs des pouvoirs publics, l’association Santé environnement France, soutenue par le WWF, décide de lancer une petite étude d’imprégnation sur des pêcheurs rhodaniens consommateurs de leurs prises. Les 52 volontaires retenus présentaient des taux importants de certains PCB, en moyenne 4 fois supérieurs à la contamination d’une population témoin (qui était de 16 pg/g MG), et même 10 fois pour un individu. « Dans la littérature médicale, on détecte une corrélation avec une augmentation des cancers du colon-rectum à partir d’un facteur multiplicatif de 2 ou 3» , souligne Patrice Halimi, secrétaire général de Santé environnement France. Les études ne mentionnent pas toutes une relation entre l’imprégnation et les pathologies, mais les PCB sont impliqués dans certains autres cancers (sein, pancréas), des atteintes neurologiques chez les enfants, des perturbations de la reproduction ou des déficits immunitaires, comme l’ont montré des accidents de contamination au Japon ou aux États-Unis intervenus il y a plus de vingt ans. « La France est très en retard sur le volet sanitaire. Jusqu’alors, les pyralènes étaient considérés comme un problème essentiellement environnemental » , commente Patrice Halimi.
L’étude de Santé environnement France, si elle a essuyé quelques critiques méthodologiques, a cependant fait l’effet d’une petite bombe. Le plan gouvernemental s’apprête d’ailleurs à la reprendre à plus grande échelle, auprès de plusieurs centaines de pêcheurs amateurs.
Les résultats ne sont pas attendus avant 2011, mais dans les départements touchés par les arrêtés préfectoraux, la Fédération nationale de la pêche en France (FNPF), qui regroupe environ 1,4 million d’amateurs, constate une baisse sensible du nombre de cartes de pêche. Jean-Paul Doron, son premier vice-président, se veut pourtant rassurant : « Je ne veux pas minimiser le problème, mais on court probablement plus de risques en respirant l’air intérieur pollué des maisons qu’en consommant du poisson contenant un peu de pyralènes. Les taux de contamination sont régulièrement au-dessous du seuil de l’OMS, à part sur certaines espèces dans le Rhône et de la Seine aval. »
L’argument est-il recevable ? Quoi qu’il en soit, une série de mesures pratiquées en 2008 par l’Ifremer en baie de Seine est passée inaperçue. « Des coquillages et des poissons avec près de 10 fois le taux réglementaire, indique Guillaume Llorca, chargé du dossier PCB au WWF. C’est la première fois que de tels chiffres sont relevés au-delà d’un estuaire. Et le problème devient économique : on touche à la pêche professionnelle en mer, 700 personnes dans ce cas, alors qu’elle est très marginale en rivière, une vingtaine de personnes en France. » Le comité des pêches local n’était pas informé, c’est le WWF qui s’en est chargé.
Et le public ? Le 6 février 2008, l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) proposait une recommandation à l’attention des femmes en âge de procréer et aux enfants de moins de 3 ans, plus sensibles : limiter à deux fois par semaine la consommation de poissons, en évitant ceux dits « gras », particulièrement ceux « provenant des zones de pêches les plus contaminées par les PCB » [^2]. « Cela fait un an, en vain, que nous demandons que l’Afssa communique publiquement sur ce risque !, s’élève Guillaume Llorca. Une plaquette, finalement divulguée au dernier Salon de l’agriculture, n’évoque que les poissons d’eau douce… Les pouvoirs publics redoutent-ils d’aggraver la crise de la pêche en mer ? En cas de problème, les pêcheurs risquent une condamnation à leur insu pour commercialisation d’un produit non conforme ! »
[^2]: Voir , espace presse, puis « Comité interministériel du 6 février 2008 ».