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Rigolade
Si tant de gens de par le monde n’en étaient aussi atteints
– jusqu’à la misère, à la famine, au dénuement, au désespoir –, nous autres que « la crise » n’affecte guère ou pas encore, que nos situations personnelles – âge, statut, besoins (nous avons toujours su nous passer de Rolex, même la quarantaine sonnée, pauvre pomme !) – rendent relativement peu sensibles à ses effets ; nous qui craignons moins pour nous que, par procuration, pour une descendance dont on se dit qu’elle n’aura pas la vie facile, qu’elle pourrait même vivre de grands drames et effrois : nous nous laisserions aller sans retenue à une intense rigolade à l’écoute de tant de gens d’importance (politiques, économistes, sociologues… ou journalistes) qui continuent de pérorer dès qu’un micro se tend ou que s’offre une tribune sur une situation que non seulement ils n’ont pas vu venir, mais dont ils niaient avec superbe – tant le système leur paraissait insurpassable, indépassable et paré de toutes les vertus – qu’elle puisse jamais connaître autre chose que de bénignes turbulences, des trous d’air dérisoires auxquels une pression ferme et assurée sur le manche à balai de notre commun aéronef (et il n’y en a qu’un pour tout le monde… Un pilote dans l’avion ? Pardi, bien sûr, la main invisible du Marché !) saurait promptement remédier.
Rigolons donc, avant que d’avoir à pleurer. Rions sans retenue, à gorge d’employé (comme disait le gars qui vient de perdre le sien, d’emploi) au discours sans vergogne de tous ces Diafoirus, ces Pangloss de la « mondialisation heureuse » , ces professeurs en tinatologie [^2], ces docteurs en « pwofitasyon » – comme disent nos frères révoltés des Antilles, qui nous donnent ces temps-ci tant de belles leçons [^3] Ne pourrait-on offrir à nos trois guignols des « syndicats représentatifs »
(hi, hi) un petit stage de recyclage au LKP guadeloupéen ?). Gaussons-nous de les entendre dire à l’envi : « La crise ? On ne pouvait pas prévoir ! Personne ne l’a vu venir ! »
Personne, vraiment ?
Tragédie collective
Parlez pour vous, mes chéris ! Je vais faire preuve d’un brin d’outrecuidance : il y a plus de vingt ans que ce journal est né, et précisément à partir de cette intuition (cette certitude…) qu’une civilisation fondée sur la consommation à outrance et sur le seul profit était vouée à la tragédie collective.
Avant même le premier numéro de Politis, l’équipe fondatrice, pour réunir les fonds nécessaires auprès des futurs (et alors hypothétiques) lecteurs-actionnaires, faisait paraître dans l’indifférence quasi générale un manifeste de quatre pages, distribué dans toute la France lors de centaines de réunions publiques, et qui pointait l’inéluctabilité d’une crise majeure si rien ne venait corriger les dégâts déjà sensibles d’un libéralisme en état de démence mégalomaniaque avancé. Nous pointions, déjà, la déliquescence d’une classe politique en pleine dérive affairiste et préoccupée de ses seuls intérêts électoraux – et singulièrement d’une gauche socialiste au pouvoir depuis un septennat et qui avait à peu près tout renié des aspirations populaires qui l’y avaient installée (tout en caressant l’espoir qu’elle se reprenne, et sur ce point nous nous trompions, le second principat de Mitterrand se révélant à l’usage pire que le premier !). « Nous ne distinguons plus rien, dans le discours politique, qui soit porteur d’avenir », écrivions-nous. « Crise des valeurs, crise des idées, manque évident d’un projet mobilisateur, d’un modèle de développement économique et culturel alternatif, absence de toute parole d’espoir… »
Ce n’était pas mal vu.
Ringards
Et nous nous sommes, dès le commencement de l’aventure, consacrés à ce journalisme du dissensus, de la dénonciation, à contre-courant d’une presse qui n’a cessé, à de rares exceptions près, de flatter les puissants et de louanger l’excellence de leur « gouvernance », la lucidité de leur magistère.
Nous étions les ringards, ils étaient les modernes : « Tapie-Séguéla, Séguéla-Tapie, le duo-vedette du premier septennat s’installe durablement sur le podium. La France se met à parler “tapseg” […]. Ce qui nous semble marquer les années quatre-vingt, ces années fric qui coïncident avec l’arrivée au pouvoir de la gauche, c’est que l’esprit de lucre s’est emparé de tout le corps social. Les boursicoteurs, les profiteurs, les trafiquants de tout poil ont toujours prospéré au sein de la bourgeoisie française : du moins celle-ci s’efforçait-elle de les cacher, évitait-elle de les donner en exemple. On devra aux socialistes de les avoir au contraire hissés sur le pavois, d’en avoir fait des modèles, de les avoir transformés en héros positifs des temps modernes […]. C’est le règne des “gagneurs”, des battants, des performants. Sourires éclatants, hâles permanents, bien dans leur peau, dans leurs pompes. Ils sautent de leurs jets privés pour débouler sur les plateaux de télévision où les attendent des créatures de rêve. Ils sont les chevaliers des temps modernes, les figures emblématiques de la France de demain. Dans son deux pièces-cuisine, le smicard regarde Germaine, dans son peignoir fatigué, et courbe la tête, honteux de sa propre médiocrité. On s’étonnera, après, du score de Le Pen et de la courbe exponentielle de l’abstention [^4]. »
Sans en rajouter dans l’autosatisfaction, je dois ajouter que nous fûmes les premiers de la presse généraliste hebdomadaire à ouvrir une rubrique « écologie », et sans la limiter à la célébration des fleurs et des petits oiseaux, mais en lui donnant d’emblée sa dimension politique : là encore, instruits par notre vieil et fidèle ami René Dumont [[Ingénieur agronome (1904-2001) et militant du développement, auteur de nombreux ouvrages, dont un qui le rend célèbre d’un coup : L’Afrique noire est mal partie (1962).
Il sera, en 1974, le premier candidat écologiste à une élection présidentielle. Président des Amis de Politis et cofondateur d’Attac.]] (et quelques autres), nous avons essayé de convaincre que notre modèle de développement était en passe de détruire la planète, rien de moins. On était un peu seulâbres à l’époque…
En bref, nous avons tenté d’être fidèles à ce « devoir d’irrespect » , comme disait Claude Julien [^5], qui devrait être le fil à plomb de ce métier.
Bons maîtres
Je raconte ça à l’usage des jeunes lecteurs, les vieux connaissent ! En fait, c’est pas pour vanter nos mérites, nous n’étions pas devins, nous avions eu de bonnes lectures, de bons maîtres…
Dumont et Julien en étaient. Jugés marginaux par les professionnels de la profession : Dumont, ce vieux foldingue au pull-over rouge, contempteur de la bagnole, tu parles ! Et l’autre, le Julien, ce vieux beau tiers-mondiste en costard trois-pièces obsédé par « l’Empire américain » (le titre de l’un de ses livres, dans les années 1960 : c’est à cette occasion que je l’avais rencontré, pour une interview, un grand monsieur !). Nous avions lu le rapport du Club de Rome ( Halte à la croissance ? ), publié en 1970 (1970 !). Et Ellul, Marcuse, Deleuze, Guattari, Debord, Gorz, Lipietz, Susan George, j’en oublie. Et, dans le lointain de nos trop vagues études, Rousseau et son Contrat social , ou ce vieux Marx, en frottis. Nous étions soixante-huitards (mais pas de ceux qui ont tourné leur veste, conseillent les patrons, soutiennent Israël ou commercent avec Bongo !), heureux de nous être bronzé l’âme au creuset de ce grand mouvement social ; antipub, anticonsommation, résolument anticapitalistes, sans être pour autant embrigadés : et surtout pas au PCF (celui de Marchais à l’époque), productiviste, nucléariste comme un phoque et parfaitement étranger à des préoccupations d’ordre écologique !
Nous n’en pensions pas moins que la lutte des classes est le moteur de l’Histoire et nous persistons à le penser (ce n’est pas la Guadeloupe qui nous fera changer d’avis !).
Lectures
On ne peut donc vraiment pas dire que « la crise » a éclaté dans un ciel serein, qu’aucun noir nuage ne la précédait, qu’aucun météorologiste du social ne l’avait vu venir : la vérité est qu’on (les zélites) se bouchai(en)t les yeux et les oreilles.
Deux livres :
–« Le naufrage actuel n’aurait pas dû surprendre , écrit Ignacio Ramonet dans un récent essai d’une limpidité de cristal [^6]
. Les abus et les folies du néolibéralisme avaient été maintes fois brocardés, preuves à l’appui […]. Toutes ces alertes avaient été données sans que les autorités responsables s’en émeuvent. Le crime profitait sans doute à trop d’individus. Ou alors l’idéologie les rendait aveugles. » Une hypothèse n’exclut pas l’autre, cher Ignacio… Je suis en tout cas de ton avis : « Le monde s’achemine vers son pire cauchemar économique et social. »
*
– « * Les émeutes de la faim du printemps dernier ne sont qu’une petite répétition de ce qui nous attend dans les décennies à venir. Pénurie, déplacement des populations, guerre pour les ressources […]. 963 millions de personnes souffrent de malnutrition, 115 millions de plus que l’an dernier. Tandis que 3 000 milliards de dollars vont être injectés dans les banques, Action contre la faim rappelle qu’il suffirait de 30 milliards selon la FAO pour assurer la sécurité alimentaire de la planète. Pas de veine : il n’y a pas d’indice Dow Jones pour les ventres creux. » Cette fois, c’est du livre passionnant de ma consœur du Nouvel Observateur Doan Bui que j’ai tiré ces lignes [^7]
. Il s’agit là de reportages, et des meilleurs : deux ans d’enquête autour de la planète, chez les riches et chez les pauvres, les traders de la City et les paysans sans terre d’Indonésie, les pêcheurs du Sénégal et les « pieuvres » de l’agrobusiness, chez les affameurs et les affamés. Hasard de date, la journée mondiale pour l’alimentation, le 16 octobre 2008 (nous sommes donc déjà en pleine crise), un milliardaire américain installé à Singapour donnait une conférence à Paris pour expliquer qu’il y avait encore bien du gras à se faire, pourvu qu’on abandonne le marché des actions pour se reporter sur les « Ags » (agricultural commodities) ; entendez la spéculation sur les matières premières alimentaires : les céréales, le sucre, le café… Pas la moindre mauvaise conscience chez ce sympathique business man : signalons-lui que le dernier plat à la mode, notamment à Haïti, est la galette de terre sèche, pour tromper la faim.
Y a peut-être du blé à se faire, coco ?
Deux livres, très différents et complémentaires, pour éclairer ce cataclysme qui s’abat sur le monde, que vous pouvez ajouter à votre bibliothèque à côté de pas mal d’autres, dont les encore récents Nicolino ( la Faim, la bagnole, le blé et nous, Fayard), Kempf ( Comment les riches détruisent la planète, Seuil) ou Ziegler ( la Haine de l’Occident, Albin Michel). Et vous êtes autorisés à rire la prochaine fois que vous entendrez un zozo télévisé dire : « On n’a rien vu venir. »
À rire, ou à baffer !
.
[^2]: Cherchez pas, c’est un néologisme de mon cru, tiré de l’acronyme fameux : Tina ( There is no alternative) , par lequel les ultralibéraux justifi(ai)ent leur politique misérable
[^3]: Voir le (superbe) Manifeste des neuf intellectuels antillais : « Cette grève est donc plus que légitime, et plus que bienfaisante, et ceux qui défaillent, temporisent, tergiversent, faillissent à lui porter des réponses décentes, se rapetissent et se condamnent. » (Politis n° 1041, 26 février.
[^4]: Politis, n° 50, 10 février 1989.
[^5]: Journaliste (1925-2005), longtemps directeur du Monde diplomatique, fondateur des Cercles Condorcet. Le Devoir d’irrespect, paru en 1979 (Alain Moreau), a été réédité en 2007 (HB éditions).
[^6]: Le Krach parfait, Galilée, 145 p., 18 euros.
[^7]: Les Affameurs, Privé, 358 p., 17,90 euros.