Retour sur la « vente du siècle »

Dans la mise aux enchères
de la collection Bergé-Saint-Laurent, les œuvres sont assignées à résidence dans un espace économique et mondain aux antipodes de tout ce qui a pu susciter leur existence.

Jean-Christophe Bailly  • 12 mars 2009 abonné·es

Au moment où s’éteignent les projecteurs et où se calment les éloges flagorneurs ayant accompagné et soutenu tout du long la « vente du siècle », est-il possible de se souvenir – et aussi de rappeler – que l’art, dans sa pulsion fondamentale, n’a jamais eu pour fin première de venir orner la demeure des riches ? Que l’art ait comporté très tôt une dimension somptuaire, et qu’il y ait eu entre lui et le pouvoir et la mode des rapports étroits, c’est un fait qu’il serait certes vain de nier. Mais ce que l’on pourrait rappeler aussi, c’est que ces rapports n’ont pas toujours été de contiguïté et qu’ils sont complexes, tendus, incertains. Or, l’on peut assister aujourd’hui, dans certains cercles du milieu de l’art, à l’émergence d’une tendance qui consiste à capturer tout entier l’art dans la sphère de la valeur ajoutée pure et simple, et à le transformer en une sorte de bien d’équipement pour nantis – une sorte de placement à portée ostentatoire. Plus c’est cher, plus c’est beau : c’est à cette formule que l’on aboutit, c’est cette « leçon » que l’on fait passer au bon peuple, qui, béat ou consterné, voit donc défiler devant lui des objets ou des œuvres dont les prix passent et dépassent les sommes des aides qu’en ces temps de crise divers pouvoirs consentent – ou refusent.

Il existe une production artistique qui s’inscrit elle-même d’emblée dans ce schème idéologique. La récente exposition de Jeff Koons à Versailles en a été une démonstration, d’autres exemples de ce mode d’inscription purement cynique seraient faciles à trouver. Mais, au fond, cela ne concerne que les artistes qui se prêtent à ce jeu et ceux qui ont intérêt à ce qu’il se déploie : on peut laisser tomber. Ce qui est grave, par contre, et révoltant, c’est de devoir assister impuissants, comme avec la récente et autoproclamée « vente du siècle », à ce qu’il faut bien appeler une mise au pas ou une capture. Par le biais de comportements comme celui de Pierre Bergé et de ses comparses (et par celui de l’incroyable pouvoir d’imposition médiatique qui leur a été accordé), les œuvres, quelles qu’elles soient, se voient assigner à résider dans un espace économique et mondain qui est aux antipodes de tout ce qui a pu, dans telle ou telle société, ou pour tel ou tel individu, susciter leur existence.

Les espaces d’intention des œuvres peuvent être très différents les uns des autres (il y a loin, bien sûr, d’un objet africain à un ready-made ou d’un portrait de Franz Hals à une sculpture de Brancusi ou un tableau de Matisse), mais chaque œuvre, selon son mode propre, a été un mouvement distinct vers l’intelligibilité du monde, un mouvement distinct vers la vérité. Non pas une vérité d’ordination, intemporelle et administrable, mais la vérité d’une formation, d’un nouage inouï, c’est-à-dire aussi celle d’une rupture, d’une césure, d’un suspens.
Ce suspens, c’est ce qu’on appelle le sens : or, le sens est sans destination, et c’est pourquoi il s’adresse justement à tous. En tout cas, jamais la passion pour le sens n’a eu le moindre rapport avec la philosophie de l’ameublement, que celui-ci soit luxueux, cosy, tout ce qu’on voudra. Or, comme on l’a lu, pour cette vente, ce sont non seulement les œuvres qui ont été exposées, mais le style même de leur cadre de réception bourgeois qui a été partiellement reconstitué. Décrite ici et là comme un comble de raffinement, cette initiative est tout bonnement d’une stupéfiante vulgarité : ce qui est reconduit de la sorte, ce n’est pas seulement un triste et banal narcissisme de classe, c’est aussi la volonté d’imposer sa marque, c’est marquer les œuvres du sceau de la salle de séjour (assez moche de surcroît) où elles ont été un temps capturées, c’est tenter de leur faire dire qu’elles aussi elles ne sont au fond rien d’autre que des créations maison, des produits de la grande marque, tout comme des robes ou des gants. Au passage, il me semble d’ailleurs que cette opération elle-même se fait dans le dos de celui qui n’est plus.

Ce qui ajoute encore au ridicule ou au scandaleux de cette affaire, c’est que celui qui en a eu l’initiative serait, à ce qu’on dit depuis des lustres, un « homme de gauche ». S’il fallait une seule preuve pour établir que cette expression n’a plus aucun sens, on l’obtiendrait facilement dans ces parages où, d’ailleurs, il y a beaucoup de monde, de tel ancien ministre des Affaires étrangères se faisant offrir de petites statuettes à tel récent amateur de montres (de collection, j’imagine !). Mais là où il faut cesser de rire, c’est quand, à propos des merveilleux bronzes divinatoires chinois volés par les Français lors du sac du Palais d’été, leur heureux propriétaire propose de les rendre à la Chine si celle-ci se mettait à respecter les droits de l’homme. Quand bien même cet homme aurait quelque légitimité à produire une telle demande, celle-ci resterait en son fond inacceptable : comme l’a dit Victor Hugo dans le texte beau et violent qu’il écrivit pour protester contre le sac du Palais d’été, en 1861, « les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais ».
Il devrait être clair pour tout homme « de gauche » que c’est du peuple chinois qu’il est question dans l’hypothèse d’une restitution. Mais le peuple, c’est bien je crois ce qui est le plus éloigné de la bergerie.

Idées
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