Au nom des valeurs de la gauche
Quatre responsables de la gauche dénoncent « les dérives inadmissibles » du président de la Région Languedoc-Roussillon, Georges Frêche, qui se voyait déjà candidat naturel à sa succession.
dans l’hebdo N° 1046 Acheter ce numéro
«Ya Basta ! » Robert, militant du PS audois, laisse exploser sa colère à l’évocation des dernières frasques de Georges Frêche, président de la Région Languedoc-Roussillon, exclu de ce parti après avoir déploré le nombre de « Blacks » dans l’équipe de France de football. Ils en ont pourtant avalé, des couleuvres, les socialistes languedociens, et non des moindres ! De saillies sur les Blacks, les harkis, les femmes tondues, les « universitaires trou-du-cul » qui osent contester sa vision complaisante et nostalgique de l’Algérie française, en apostrophes à une femme voilée dans le tramway (« Ne vous inquiétez pas, elle n’a que les oreillons » ). Le dernier dérapage en date : « Des gens intelligents, il y en a 5 à 6 %, il y en a 3 % pour moi et 3 % contre moi. Donc, je fais campagne auprès des cons, et là je ramasse des voix en masse. Les cons, avec ma bonne tête, je leur raconte des histoires de cul, ça a un succès fou […]. » Gros niveau…
Georges Frêche, bien qu’exclu du PS, prétend continuer à y faire localement la pluie et le beau temps. Guyot/AFP
Puis Georges Frêche, quoique exclu du PS, prétend continuer à y faire localement la pluie et le beau temps par Robert Navarro interposé, le tout dévoué secrétaire fédéral, qui prend grand soin de ne pas le contredire pour pouvoir, le moment venu, prendre sa place à la Région.
Mais trop, c’est trop – et la coupe vient de déborder ! Le 19 mars, pendant que plus de 100 000 personnes défilent dans les rues du Languedoc-Roussillon, Frêche désigne les têtes de listes départementales pour les mêmes élections régionales de… mars 2010. En faisant fi des instances du PS, en ignorant les élections européennes, et en s’attirant le courroux d’un nombre grandissant de cadres et de militants. Mais sans un mot pour les salariés qui, ce jour-là, manifestent pour leur emploi et leurs salaires.
« Ya Basta ! » C’est aussi ce que quatre personnalités de la gauche historique du Languedoc-Roussillon clament le 24 mars, en lançant un appel au rassemblement dans la diversité et le respect des différences, « Au nom des valeurs de la gauche ».
Il y a là la députée PS Christine Lazerges, l’ancien député-maire de Sète François Liberti, le Vert Jean-Louis Roumégas, et René Revol, du Parti de gauche, qui appellent à redoubler d’efforts dans les luttes contre Nicolas Sarkozy – et qui dans cette perspective considèrent que les « dérives inadmissibles » de Frêche sont « le premier obstacle à l’indispensable adhésion à un grand projet régional et au développement des luttes ».
Cet appel fait la une des journaux régionaux et connaît un certain retentissement. Premier effet : l’intéressé bat en retraite et change de tactique. Alors qu’il considérait sa candidature comme une évidence, se présentait dans un sondage comme le leader naturel d’une union de la gauche considérée comme acquise sans débat, Georges Frêche, 70 ans, réagit en qualifiant sans rire les signataires de l’appel de « quarteron de retraités et préretraités » . Mais, plus échaudé qu’il ne veut bien l’admettre par une initiative qu’il n’a pas vue venir, il reporte le lancement de sa campagne au mois de janvier prochain, alors même qu’il avait désigné les têtes de liste du PS pour le département huit jours plus tôt.
Sage précaution – mais qui ne suffira sans doute pas à endiguer le ras-le-bol, car, dans la région, le problème ne vient pas seulement d’un homme, « mais bien d’un système politique, souligne René Revol. Il faut de la démocratie, de la transparence, de l’écoute. J’ai été candidat en 2004 avec Frêche contre le clientélisme de Jacques Blanc, allié au Front national. Je ne regrette rien, mais ce n’était pas pour le remplacer par le clientélisme de Frêche ! » Christine Lazerges renchérit : « J’appelle à une rupture avec un système intolérable. Il faut une rupture éthique et morale. Souvenons-nous de Jaurès, qui disait : “Le socialisme, c’est la démocratie jusqu’au bout.” » Et François Liberti martèle : « Il fait pression sur certains élus en conditionnant les subventions de la Région à leur soutien. Notre initiative est destinée à faire gagner la gauche demain. »
Les Verts, quant à eux, ont déjà officiellement pris position : si Frêche est candidat en 2010, il n’aura leurs voix ni au premier ni au second tour.
Que pense le Parti socialiste de ce front qui se constitue « au nom des valeurs de la gauche » et contre l’omnipotence frêchiste ? Le Montpelliérain Paul Alliès, secrétaire national à la Rénovation, observe que « c’est la seule Région où on se préoccupe des régionales avant les européennes », mais ne se mouille pas trop : « Cela fait trente ans que Frêche est dans la vitupération. Son système de pouvoir, ses méthodes et ses propos n’ont pas varié. Il n’y a aujourd’hui rien de nouveau, si ce n’est l’accumulation des excès. Mais Frêche dispose aussi d’une popularité réelle, et elle ne se confond pas avec la droite. »
Alors, peut-il encore être à la tête d’une liste de gauche ? « La question sera réglée nationalement si elle est posée par les dirigeants nationaux des partis qui sont nos alliés. Si aucun de nos partenaires ne pose la question de Frêche comme un préalable, alors sa candidature éventuelle sera examinée par les fédérations et les militants du Languedoc-Roussillon » . Et, ajoute Paul Alliès, il peut aussi dans ce cas y avoir d’autres candidats. Et de conclure : « Toute précipitation est puérile et ne règle rien. »
Depuis quarante ans, Georges Frêche vole de mandat en mandat, détenant probablement le record de France actuel. « Il était déjà élu au temps où Brejnev régnait sur l’Union soviétique » , rappelle Christine Lazerges. Et Jean-Louis Roumégas, qui déclare que son parti n’a pas vocation à être dans l’opposition, mais rassemblé avec les autres forces de gauche, juge pour sa part que « le rassemblement sera possible sans Frêche. Il ne le sera pas avec lui » . Comme en écho, François Liberti renchérit, et estime que son jugement représente « l’opinion de l’immense majorité des militants communistes ».
Y a-t-il un avenir pour le soldat Frêche ? Rien n’est moins sûr. Mais les quatre personnalités qui ont pris l’initiative de cet appel sont également d’accord pour souligner qu’elles ne veulent pas focaliser le débat sur cette seule question. Issues de courants différents, elles ont entrepris un travail de réflexion et d’élaboration en commun, parallèlement à chacun de leurs partis, qui constitue une sorte de laboratoire. Et « les enjeux locaux ne sont pas séparables de la situation générale, juge René Revol. Il faut prendre la mesure de ce qui se passe : c’est un affaissement d’un système économique et des idéologies qui lui sont liées auquel on assiste. La représentation politique continue à faire comme si de rien n’était, sans se rendre compte de ce qui se modifie en profondeur. Il faut porter le débat vers les gens. Il faut construire, donner aux gens le goût de refaire de la politique. » Évidemment, c’est difficile lorsqu’on juge qu’il faut convaincre « tous ces cons » en leur racontant « des histoires de cul ».