Écran de fumée
dans l’hebdo N° 1049 Acheter ce numéro
On serait tenté de l’affirmer : Iran et Israël, même combat ! Tant les excès de langage des uns servent les intérêts des autres. Pour preuve, ce qui se passe depuis lundi à la conférence de l’ONU sur les droits de l’homme, où les débordements verbaux et les amalgames du président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, ont permis aux capitales occidentales d’esquiver tout examen critique de la politique israélienne à l’encontre de la population palestinienne. Grâce à Ahmadinejad, il n’y a plus d’Avigdor Lieberman. L’homme qui veut rayer Israël de la carte a réussi, par sa diatribe scandaleuse, à rayer des consciences celui qui veut « transférer » les Arabes hors d’Israël et réserver à Gaza le sort d’Hiroshima. Trois mois après les mille trois cents morts de Gaza, le sordide discours du président iranien a replacé Israël dans un rôle de victime. Et pourtant ! Si une conférence comme celle de Genève ne peut pas s’interroger sur l’attitude d’un pays qui perpétue une occupation militaire d’un autre âge, asphyxie physiquement un peuple voisin, et pratique une politique ouvertement discriminatoire à l’encontre d’une partie de sa propre population au seul prétexte qu’elle est arabe, alors à quoi sert-elle ? Puisqu’il s’agit ici de racisme et de discrimination, parlons au moins de la minorité arabe de nationalité israélienne, ce million deux cent mille âmes qui ont réussi à échapper à l’exode en 1947 et 1948.
Sait-on seulement que la Cour suprême d’Israël avait elle-même reconnu en février 2006, d’ailleurs sans effets concrets, les « discriminations » (c’était le mot utilisé) résultant de la création de zones dites « de priorité nationale » favorisant l’expropriation de propriétaires arabes, ou leur interdisant l’accès à la propriété ? Sait-on que 7 % seulement des budgets alloués en Israël aux infrastructures publiques vont aux communautés arabes ? Que des villages bédouins sont encore privés d’électricité ? Sait-on que les salaires arabes moyens n’atteignent pas, à qualification égale, 60 % des rémunérations versées aux Juifs israéliens ? Sait-on que les populations arabes perçoivent 35 % d’allocations en moins, à situation sociale et familiale équivalentes ? Que 8 % seulement des étudiants sont arabes pour une population qui représente 20 % de la population totale d’Israël ? Que l’âge d’accès à certaines études a été artificiellement relevé pour faire obstacle à des étudiants arabes qui, faute de bourses ou de moyens sociaux, sont contraints de s’engager sans attendre dans la vie active ? Que des tests psychométriques ont été imaginés pour faire chuter des jeunes Arabes aux examens en définissant des profils types qui réduisent leurs chances ? Sait-on qu’il est pratiquement impossible à une femme ou à un homme arabe israélien d’épouser un Palestinien ou une Palestinienne ? Et nous pourrions poursuivre cette litanie d’injustices, recensées notamment par Adalah, une remarquable association de juristes qui a déposé en janvier 2007 un rapport consignant toutes ces anomalies devant le Comité des Nations unies « pour l’élimination des discriminations raciales ».
J’ai déjà eu récemment l’occasion de m’exprimer sur ce « Durban II » (voir Politis n° 1045). Pour l’essentiel, mon propos se résumait en une idée simple : si Israël ne bénéficiait pas perpétuellement d’une impunité dans les grandes instances internationales, si les résolutions votées – quand elles ne se heurtent pas au veto américain – étaient appliquées, les conférences de l’ONU contre le racisme ne se transformeraient pas en exutoire, ni en théâtre de toutes les revanches. Si j’éprouve aujourd’hui le besoin d’y revenir, c’est parce qu’il est insupportable d’entendre ces commentateurs pousser des cris d’effraie quand on dénonce la politique de discrimination raciale pratiquée par Israël. Ces farouches oiseaux de nuit aiment à se faire peur en écoutant le président iranien. Mais ce n’est pas à Mahmoud Ahmadinejad qu’il faut répondre ; c’est à l’association Adalah. Ce n’est pas le délire d’un homme qui doit nous occuper, mais la réalité. Il n’est pas difficile ensuite d’établir une relation entre la posture coloniale d’Israël en Cisjordanie, à Gaza, à Jérusalem, et le traitement infligé à ses citoyens palestiniens de nationalité israélienne. La question de savoir si le racisme est intrinsèque à Israël n’a que peu d’intérêt. Il suffit de comprendre que toute situation de domination coloniale engendre le racisme. En ce sens, la question palestinienne est bien un sujet pour la conférence de Genève. Pourquoi faudrait-il ensuite hiérarchiser les discriminations ? Il y a pire en Chine avec les Ouïgours et avec les Tibétains ? Au Sri Lanka avec les Tamouls ? En Russie avec les Caucasiens ? Et alors ? Cela n’autorise pas les puissances occidentales à surprotéger un allier encombrant qui ridiculise les idéaux et les principes qu’ils prétendent inculquer au reste du monde.
C’est entendu, il ne se décidera rien d’intéressant à Genève. Les boycotteurs sont dans la même logique que le président iranien : celle du choc des civilisations. Chacun défend sa « tribu » et ne supporte pas le moindre reproche pour ses protégés. Fort heureusement, et malgré la posture américaine dont on ne sait quelle est la part prise par Barack Obama, une vague espérance nous vient du sommet des Amériques qui se tenait récemment à Trinité-et-Tobago. Les mots prononcés à l’adresse de Cuba, le changement de ton à l’égard d’Hugo Chavez, tout cela n’est-il que faux-semblants ? Il nous plaît de croire le contraire. Le conflit israélo-palestinien pourrait alors évoluer dans le bon sens. Et Durban II ne serait plus qu’un mauvais écran de fumée.
Retrouvez l’édito en vidéo , présenté par Denis Sieffert.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.