Fièvres
dans l’hebdo N° 1050 Acheter ce numéro
Grippes
On guettait l’aviaire, c’est la porcine qui déboule. À vos masques ! Dans la guerre permanente que l’homme est contraint de mener contre la maladie, la victoire n’est jamais acquise, les virus mutent et le mal court. Vite. La modernité est nomade et, pour être mexicaine de naissance, une grippe a tôt fait de devenir citoyenne du monde. Un frisson, toujours, vous court l’échine à l’évocation de la fameuse grippe espagnole (qui n’avait du reste d’espagnole que le nom, elle aurait plutôt été chinoise, à ce qu’on dit), cette mère de toutes les grippes, qui fit – quand même ! – quelque trente millions de morts (le double, selon certaines sources, voire jusqu’à cent millions, et au moins 400 000 en France en quelques semaines) en 1918-1919 : plus que la Grande Guerre, qui venait juste de fermer boutique, pas vraiment de quoi rigoler ! On comprend que le corps médical mobilise sec et que les médias tambourinent. D’autant que, transmissible d’homme à homme (et à femme, hein, faut pas croire, même si nous autres mâles abritons des cochons qui sommeillent), le virus atteint en priorité les jeunes adultes de 35 à 50 ans. Heureusement, à en croire notre sémillante ministre de la Santé, notre pays est moins exposé que les autres, s’étant bien mieux préparé. Comme d’hab’, on est les meilleurs.
C’est drôle, les déclarations de Dame Roselyne m’ont fait penser à celles de cet éminent professeur, dont j’ai oublié le nom, après la catastrophe de Tchernobyl [^2].
Parapheurs
Grave ou pas, on verra bien, cette pandémie en gestation offre en tout cas une utile diversion à la grippe sociale (aussi appelée « grippe des patrons ») qui se répand en France et file les jetons aux profiteurs de tout poil.
Car si les salariés n’en finissent pas de trinquer en subissant la crise de plein fouet, banquiers, patrons et cadres de haut vol n’en finissent pas de s’en mettre plein les fouilles : pas de jour sans une fermeture de boîte, l’annonce d’un chômage technique, une compression de personnel, avec ces dizaines ou centaines de gus laissés sur le carreau ; avec chaque jour en écho la découverte d’un nouveau scandale bancaire, d’une pluie de stock-options, de l’ouverture d’un nouveau parachute en or ou d’une sympathique retraite-chapeau et, maintenant – nouvelle gâterie, ou si c’est qu’on ne la découvre que sur le tard ? –, le golden hello, pour souhaiter la bienvenue à un nouvel arrivant dans la boîte (en haut de l’échelle, bien sûr). Alors, forcément, les salariés sont pas bien contents. Et quand ils sont (un peu) colère, même qu’ils le font (un peu) savoir à leurs singes en les retenant parfois (un peu) plus longtemps au bureau que ne le nécessite l’ampleur de leur tâche de singes – soit le volume du courrier à signer dans le parapheur (rouge), qui est le signe distinctif du patron, comme la combinaison (bleue) est celui de l’ouvrier, et le col (blanc) celui de l’employé aux écritures. Et le patron retenu (séquestré, si vous y tenez), qui va rater son parcours de golf ou la soirée mondaine de son épouse, après un mouvement de colère froide, connaît un grand moment de solitude, voire une grosse suée de frousse mouillée.
« Mais Firmin, jusqu’où vont-ils aller, ces cons-là, manipulés par les trotskistes, comme je l’ai lu ce matin dans Le Figaro ? »
Geoffroy
Pas plus loin, rassurez-vous. Enfin, jusqu’à maintenant. Car, comme la grippe, la colère sociale est contagieuse, et personne ne sait – même pas un agitateur trotskiste ! – jusqu’où ça peut mener. Pas vrai Geoffroy ?
Car (je n’invente rien), il s’appelle Geoffroy. Geoffroy Roux de Bézieux – et, avec un blaze commack, si ce n’est pas de la vieille noblesse remontant aux Croisades, ça, c’est drôlement bien imité ! – est ce jeune (47 ans) patron dynamique qu’on n’arrête pas de voir sur les plateaux de télé dans les émissions dites « de débat », genre chez M’ame Chabot, voyez ? Mais si : un physique à la Madelin, à peine moins cabossé ; il adore débattre avec nos trois Pieds Nickelés syndicaux – le Ribouldingue de la CFDT, le Croquignol de la CGT et le Filochard de FO –, et même, pasque c’est un gars qui en a, le Geoffroy, et des burnées (comme dirait Tapie, qui est sans doute un pote à lui), avec notre copain le facteur, qui n’a pas non plus la langue dans sa sacoche… Bon, vous situez ? Eh bien, même Geoffroy Roux de Bézieux (GRB, quoi, je suis sûr qu’il adore qu’on l’appelle comme ça, par ses initiales…), patron de l’Unedic, commence à avoir le trouillomètre à zéro : « Rien n’excuse jamais la violence, a-t-il déclaré sur RTL. On commence par des séquestrations, et puis ça finit… On tire sur Georges Besse. »
Cette référence à Action directe, dont les deux principaux acteurs n’en finissent pas de payer en prison l’assassinat du patron de Renault, en 1986, sera, n’en doutons pas, reprise et exploitée par un pouvoir politique paranoïaque qui, faute de pouvoir y répondre, ne cesse de chercher de nouveaux moyens de museler le mouvement social.
Grenelle
Pour une fois, Bernard Thibault a eu la bonne réaction : propos « inacceptables », a jugé le « patron » de la CGT. Mais le moins qu’on puisse dire, c’est que les leaders syndicaux ne font pas grand-chose pour encourager leurs troupes à s’engager dans des combats musclés…
[J’en profite pour répondre [^3] à ce lecteur, ancien militant du Snes, qui m’écrit : « Vous évoquez aussi “l’éternel problème des groupes radicaux minoritaires” ( en bref : comment promouvoir les actions massives capables de créer un rapport de forces favorable), sans vraiment vous prononcer, ce qui se comprend, sur un sujet qui incombe au mouvement syndical. Mais alors pourquoi glisser une incidente sur “ la revendication gentillette et bien polie (chère au Schtroumpf jaune et consorts)”. On devine l’identité du “Schtroumpf jaune”. Mais celle des “consorts” ? Est-ce pour vous l’ensemble des dirigeants syndicaux […] ? » La réponse est non. Je ne mets pas tout le mouvement syndical, de la base au sommet et toutes orgas confondues, dans le même sac à com(pro)missions. Mais je constate que la troïka gouvernante, qui donne le la, est davantage préoccupée par le souci d’encadrer, de contenir, voire de désarmer la colère de la base que par celui de l’encourager à se faire entendre haut et fort –c’est-à-dire autrement que dans un défilé rituel tous les mois et demi. Me trompé-je ?] Or je crois que les défilés, même unitaires, même réussis, comme les derniers et comme (on l’espère) celui de ce vendredi 1er mai, ne suffisent pas à arracher les concessions nécessaires au camp des exploiteurs. Seuls des mouvements durs – grève illimitée, occupation des entreprises, séquestrations de patrons, etc. – peuvent obliger, sous l’effet de la trouille, le patronat à reculer et le politique à légiférer. Après tout, même si ma génération a été frustrée en 68 de n’avoir pas abouti à un renversement du pouvoir (voire à un changement de société, de civilisation pour les plus exigeants d’entre nous), le monde du travail y a tout de même gagné des avantages non négligeables arrachés lors des négociations de Grenelle [^4].
Il me semble que tel devrait être le boulot des centrales syndicales : aider à organiser dans les entreprises de vraies batailles, dans le cadre d’une lutte des classes qui n’a rien d’obsolète, et sans se tromper de camp ; susciter la solidarité (y compris financière) de tous ceux qui le peuvent et ne sont pas directement exposés envers ceux qui se battent en première ligne.
L’inavouable
Ma suggestion de lecture de la semaine ne porte guère à l’allégresse. Il s’agit en fait, quinze ans après le génocide au Rwanda (avril 1994), d’une réédition, avec une préface nouvelle, d’une terrible enquête d’un ancien grand reporter du Figaro [^5], non tant sur les massacres eux-mêmes –800 000 tués, tutsis pour la plupart, par les milices du pouvoir hutu – que sur l’implication du pouvoir politique et des forces spéciales françaises dans la préparation de l’opération (secrète), l’entraînement des troupes et milices, l’assistance au et le soutien sans faille du gouvernement génocidaire, et l’exfiltration des principaux responsables après la victoire du FPR de Kagamé. Nous vous avions signalé la sortie de ce livre lors de sa première parution, en 2004. C’est un réquisitoire accablant pour tous ceux, de gauche comme de droite, dont le nom figure en couverture : tous complices, à des degrés divers et – c’est la thèse de l’auteur – sujets à ce syndrome qui relève du passé colonial français, qui décidément ne passe pas, ce que Saint-Exupéry appelle « la mémoire jaune » de la France – du moins de ses dirigeants.
Et même si l’on pense (c’est mon cas) qu’il faudrait sans doute mettre quelque nuance dans ce noir tableau (globalement juste et à coup sûr sincère) ; même si, sans adopter la thèse du « double génocide » (celle de Péan, entre autres), on n’est pas prêt à donner au vainqueur tutsi le Bon Dieu sans confession (après tout, le sort des Hutus au Burundi sous le règne des Tutsis n’était guère enviable non plus…), il faut lire (ou relire) ces Complices de l’inavouable [^6], ne serait-ce que pour se forger une opinion.
Ça ne peut vous laisser de marbre.
[^2]: Le nuage radioactif s’était arrêté aux frontières, affirmait-il. Tchernobyl, dont on vient de commémorer le 23e anniversaire. En France, à l’initiative du réseau Sortir du nucléaire, qui recommande de visionner « absolument » le film le Sacrifice : .
[^3]: Au fait, ne m’en veuillez pas trop de ne pas toujours répondre à vos lettres ou même à vos messages électroniques : pas le temps d’engager un dialogue avec chaque lecteur individuellement, j’espère que vous le comprendrez. Mais soyez sûrs que je vous lis ! Je constate du reste que semble se développer une campagne contre notre journal, alimentée par certains militants du tout beau tout neuf NPA. Politis serait un peu trop critique à l’égard du parti d’Olivier Besancenot (et un peu trop complaisant envers celui de Mélenchon). Et si c’était vrai, serait-ce une raison de nous boycotter ? Vous pensez vraiment qu’on est trop nombreux, dans la presse, à nous engager dans le camp des dominés contre les dominants ?
[^4]: Ce Grenelle, qui fut critiqué à l’époque (y compris par beaucoup de travailleurs) comme un enterrement prématuré de la lutte (et il l’était sans doute), a aujourd’hui l’allure d’une grande victoire, tant nous avons depuis régressé sur le plan social et… progressé dans l’aliénation et la restriction des libertés ! Grenelle, utilisé maintenant à toutes les sauces : à quand un Grenelle des choux farcis ?
[^5]: Patrick de Saint-Exupéry est aujourd’hui rédacteur en chef de l’excellente revue XXL.
[^6]: Aux éditions Les Arènes, 316 p., 19,80 euros.