Le Brésil peut-il devenir la « ferme du monde » ?
Hervé Théry, directeur de recherche au CNRS-Credal*, montre que le Brésil possède l’un des plus forts potentiels agricoles au monde. Mais cet essor a un coût écologique et humain.
dans l’hebdo N° 1047 Acheter ce numéro
Au moment où l’opinion mondiale s’interroge sur la sécurité alimentaire et énergétique de la planète, la situation du Brésil paraît enviable, puisque non seulement il alimente sans difficulté ses habitants (près de 200 millions), mais il est en outre un gros exportateur de grains, de viandes, de tourteaux et de matières grasses. Le Brésil est vu par certains comme la solution miracle grâce aux agrocarburants qu’il produit déjà en grande quantité, et qu’il pourrait exporter en plus grande quantité encore : il fait rouler des millions de voitures flexfuel à l’éthanol. Est-ce à dire pour autant que le Brésil (avec ses voisins, principalement l’Argentine) est la région-solution, qu’il peut devenir la « ferme du monde », produisant en quantités illimitées nourriture et agrocarburants ? Jusqu’où et à quel prix, social et environnemental, peut-il assurer ce rôle ?
Dans les tableaux statistiques de la Food and Agriculture Organization (FAO) par grandes catégories (céréales, viandes, fruits et légumes), le Brésil se situe dans les trois cas dans les sept premiers rangs mondiaux, parmi des pays plus peuplés, comme la Chine et l’Inde, ou à complexes agro-industriels puissants, comme les États-Unis ou la France.
Dès lors, si l’on se demande d’où la planète tirera les aliments nécessaires à sa croissance, une constatation n’est pas très difficile à faire : l’Europe et l’Amérique du Nord, déjà très productives, n’ont guère de marge de progression ; la situation de l’Afrique ne permet guère d’espérer de progrès a court et moyen terme ; l’Asie a des possibilités, mais plus encore de demandes, car elle sera le grand marché demandeur. Nul doute par conséquent que l’Amérique du Sud soit essentielle, étant le seul continent où des terres agricoles sont disponibles en grande quantité et à court terme.
L’un des aspects les plus frappants de l’agriculture brésilienne est sa capacité d’adaptation : presque du jour au lendemain, elle peut modifier la carte de ses productions, comme en témoigne le déplacement de la production de soja sur des centaines de kilomètres. Alors que le Brésil ne produisait pratiquement pas de soja avant les années 1970, il est aujourd’hui le second producteur de graines, le premier exportateur mondial de tourteaux, et l’un des tout premiers pour l’huile. Cette progression s’est faite par la mise en culture des cerrados du Mato Grosso, du Goiás et de l’ouest de Bahia. Ceux-ci une fois conquis, le soja progresse désormais sur la forêt amazonienne, généralement par rachat de terres déjà défrichées par les éleveurs : ceux-ci vont alors un peu plus loin défricher de nouvelles portions de forêt, un « effet domino » qui préoccupe beaucoup les militants de l’environnement, au Brésil et à l’étranger.
Le riz, associé à cette conquête, suit le soja. Et le coton a connu à peu près la même évolution. On assiste donc à la progression de véritables fronts pionniers, sans équivalent dans le monde (à part certaines régions d’Indonésie ou de Malaisie). Une progression face à laquelle se pose évidemment la question de la limite de cette conquête : jusqu’où peut-elle aller, combien de millions d’hectares le Brésil peut-il encore incorporer ? Le débat est vif entre les partisans du développement de la production et ceux de la protection de l’environnement. Roberto Rodrigues, ancien ministre de l’Agriculture, issu du mouvement coopératif, a présenté une estimation qui tient compte des réserves existantes et de la forêt amazonienne telle qu’elle est aujourd’hui : sans défrichements supplémentaires et sans conversion des pâturages, qui est pourtant une des possibilités les plus prometteuses, 106 millions d’hectares sont disponibles, soit plus de trois fois la surface agricole utile (SAU) française.
Ces bouleversements suscitent des débats au Brésil, mais une question ne préoccupe guère la majorité de l’opinion, celle des OGM : les Argentins les utilisent sans états d’âme particuliers, les Brésiliens et les autres pays du bloc ne s’en abstenant – pour le moment – que dans les régions ou manquent encore des semences adaptées aux climats chauds et humides. Deux autres questions sont en revanche souvent débattues, principalement à propos de l’expansion rapide de la canne à sucre, celle de la pollution produite par le brûlis des pailles sèches et celle des conditions de travail des coupeurs de canne. Elles sont en voie de solution dans l’État de São Paulo, par le déploiement plus rapide que prévu des machines à couper la canne, qui travaillent sans brûler les pailles : elles ont déjà récolté 49,1 % des 3,9 millions d’hectares pour la campagne de coupe 2008-2009, achevée le 31 mars. Le seul problème est que chaque machine remplace une centaine de coupeurs, pour la plupart des travailleurs temporaires venus du Nordeste, un effet pervers de ces pressions bien intentionnées.