Le fantasme américain
dans l’hebdo N° 1050 Acheter ce numéro
Dans son brillant discours du 22 janvier dernier, Nicolas S. a expliqué aux chercheurs français que leurs multiples succès et récompenses n’étaient que l’« arbre qui cache la forêt » de leur incompétence. Il a même trouvé le modèle à imiter : l’université de Californie, à Berkeley.
Cette recommandation du chef de l’État n’est pas que le ressassement du rêve américain de son ami Johnny appliqué au monde de l’enseignement supérieur. Nico se moque en effet de ce qu’à Berkeley la recherche soit loin d’être « pilotée » par les objectifs à court terme du gouvernement ; et peu lui importe que les universités américaines aient découvert les graves inconvénients des subsides privés quand la crise fut venue (Yale a dû renvoyer cette année 18 % de ses effectifs).
Cet éloge d’un système américain en grande partie fantasmé peine à masquer qu’il est surtout une reformulation d’un modèle concurrentiel tout à fait classique. Ce que la LRU et ses suites ont de plus américain, c’est de mettre fin à la valeur nationale et à l’équivalence des diplômes. Rappelons qu’aux États-Unis un diplômé de Harvard « vaut » plus, quel que soit son domaine de spécialisation, qu’un diplômé au même degré de l’université du Kansas. Chaque université est une entreprise dont le produit, le diplôme, s’insère sur un marché. Facile alors de ressortir des cartons un argumentaire selon lequel il n’y aurait pas de performance sans concurrence, y compris quand le champ concerné ne s’y prête pas, et que l’exemple des États-Unis ne convainc guère.
Cette logique trouve d’ailleurs un terreau favorable dans le système français. La mise en concurrence des universités y est en effet à peine ébauchée, mais l’opposition entre grandes écoles et facs est en revanche totalement assimilée. Notre système d’enseignement supérieur, aussi incohérent qu’élitiste, dépense 12 000 euros par an et par étudiant en classe préparatoire contre 7 000 euros pour un étudiant de licence. Plutôt que de soulever le problème, d’autant plus épineux qu’il pose directement des questions de sélection et de reproduction sociales, on l’ignore. Et on joue les égalitaires en « proposant » aux grandes écoles les mêmes réformes qu’à l’université.
Le but avoué est donc de remplacer l’opposition grandes écoles vs universités par un classement national de tous les établissements universitaires mis en concurrence. Classement dont les grandes écoles viendraient naturellement prendre la tête, pour prix de leur docilité. Le déplacement est si naturel que ces nobles institutions parlent déjà d’elles-mêmes comme d’universités. Pas n’importe lesquelles quand même : « Je veux faire de notre école une vraie graduate school » , déclare comme beaucoup d’autres Monique Canto-Sperber, directrice et manager de l’ENS d’Ulm, qui rêve peut-être, elle aussi, de Berkeley.
Ce processus de transformation de l’enseignement supérieur français est donc moins une imitation de l’Amérique, quoi qu’on en pense, que l’aboutissement d’un phénomène bien français : hisser les meilleurs en haut de l’échelle, accuser le reste de retard terrifiant, et recouvrir le tout d’un vocabulaire à la mode. Yeah !