Le vivre-ensemble s’apprend
Esther
Benbassa, directrice d’études
à l’École pratique
des hautes études, est spécialiste de l’histoire du judaïsme moderne.
dans l’hebdo N° 1046 Acheter ce numéro
Vous organisez un colloque sur le thème « Israël-Palestine ». Beaucoup protestent contre la focalisation sur ce conflit et objectent qu’il y en a d’autres dans le monde, et de plus meurtriers. Comment expliquez-vous la centralité du conflit israélo-palestinien ?
Verdy/AFP
Esther Benbassa : L’imaginaire de l’Occident est pétri de religion, même si la laïcité y est revendiquée haut et fort. Les lieux saints de la chrétienté sont situés en Israël-Palestine. Jérusalem en est le cœur. Pour le judaïsme et pour l’islam aussi, cette ville est sainte. Dans tous les pays occidentaux, en France notamment, il y a des Juifs et des Arabes qui souvent se côtoient au quotidien. Les premiers occupent une place importante dans la conscience occidentale, une place complexe, liée à l’histoire ancienne de leur présence en diaspora dans les terres chrétiennes, une place où la culpabilité joue son rôle. La culpabilité de leur destruction massive pendant la Seconde Guerre mondiale. Les Arabes, quant à eux, même si beaucoup sont nés ici depuis plusieurs générations, renvoient les Européens à leur passé colonial ; leur présence suffit à faire remonter le contentieux non encore digéré de la décolonisation ; ils sont facilement confondus avec les Palestiniens. Sans compter que, depuis la chute du mur, on est à la recherche de nouvelles idéologies. Nombreux sont ceux qui font la révolution, dans leur cabinet, sur le dos des Palestiniens, devenus l’emblème par excellence de l’oppression, évoquant, là où il y a des populations d’origine immigrée, les discriminations vécues par elles au jour le jour. À la faveur de la confusion Israéliens/Juifs, émerge aussi une série de fantasmes qui s’expriment sous la forme d’une lutte contre la puissance et l’argent. Vieux thèmes éculés. La focalisation dont vous parlez a de nombreuses sources.
Si les populations d’origine immigrée s’identifient aux Palestiniens, les Juifs s’identifient à Israël. L’Occident, lui, confondant islam, islam radical, islamisme, terrorisme, préfère soutenir les victimes d’hier, symbolisées par Israël, que les victimes d’aujourd’hui, les Palestiniens. Dans cette ère postcoloniale, l’Arabe n’est pas placé du côté de la « civilisation » blanche, laïque et « universaliste ».
Même si l’antisémite de base, dans son for intérieur, n’est pas non plus très enclin à ranger du bon côté le Juif, ni l’Israélien qu’il assimile à lui. Ainsi ce conflit continue-t-il à fasciner beaucoup de gens pour de bonnes ou de mauvaises raisons.
Vous êtes très critique à l’égard d’Israël, mais vigilante face à des risques de débordements. Quels sentiments éprouvez-vous à l’égard d’Israël, de ses gouvernements, mais aussi à l’égard du pays ?
Je suis critique à l’égard d’Israël parce que je suis attachée à ce pays, parce que je soutiens la cause palestinienne, et surtout parce que je crois fermement qu’il est temps que le nationalisme marque le pas pour permettre le partage d’une terre pour laquelle luttent deux peuples. Israël doit continuer à exister, comme l’État palestinien a le droit d’exister. Mais pour cela, encore faut-il que les Israéliens considèrent les Palestiniens comme leurs égaux. Sans égalité, il n’y a pas de partage possible. Pour moi, qui ai grandi en Israël, ce pays avait le devoir d’être éthique, justement parce qu’il avait rassemblé les survivants du génocide. La guerre des Six-Jours et l’occupation ont sonné définitivement le glas de cette éthique. La souffrance n’a jamais rendu les peuples meilleurs, et encore moins le nationalisme. Si Israël veut continuer à exister, il aura besoin d’une nouvelle conscience, celle de l’après-Gaza. La conscience du mal et des horreurs commises. Je n’ai aucune envie de dédouaner le Hamas ; il n’est pas non plus l’incarnation d’une « innocence ». Comment désormais être juif après Gaza ? Dans quelque temps, les Israéliens eux aussi devront se poser une question semblable. Comment désormais être israélien après Gaza ? C’est dans la réponse qui sera donnée à ces questions que se trouve la clé du futur d’Israël, de la diaspora et peut-être de l’avenir des Palestiniens.
Comment vous situez-vous par rapport à l’idée d’une transformation d’Israël en État
bi ou plurinational ? Sur le fond,
et sur l’opportunité du mot d’ordre…
Aujourd’hui, l’État binational relève de l’impossible. Ni les Israéliens ni les Palestiniens ne sont prêts pour cette solution. Ne brûlons pas les étapes. Partons, tant qu’à faire, de l’idée de deux États. Il sera toujours temps, plus tard, de songer aux utopies. Le vivre-ensemble s’apprend, comme d’ailleurs la démocratie.