Un trou noir de l’histoire juive
Les éditions Syllepse rééditent « le Yiddishland révolutionnaire » d’Alain Brossat et de Sylvia Klingberg, paru initialement en 1983, enquête auprès des militants juifs révolutionnaires d’Europe orientale durant la première moitié du XXe siècle.
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Paru il y a plus de vingt-cinq ans, épuisé depuis de nombreuses années, l’ouvrage de Sylvia Klingberg et d’Alain Brossat, respectivement sociologue à l’Inserm et philosophe enseignant à l’université Paris-VIII, explore ce monde de militants révolutionnaires juifs dans l’Europe orientale de la première moitié du XXe siècle [^2]. À distance d’un quart de siècle, la réédition de ce livre permet en premier lieu de constater combien le sionisme a contribué à opérer une véritable réécriture de l’histoire des Juifs d’Europe orientale. Outre la disparition de nombre de ses protagonistes interrogés par les auteurs, ce Yiddishland révolutionnaire reste toujours quelques décennies plus tard un « trou noir » dans l’histoire juive, et sa mémoire, son nom même sont « imprononçables ». Comme l’expliquent les auteurs dans leur préface à cette nouvelle édition, « en 1983, il était encore concevable d’écrire un livre à propos du monde juif d’Europe orientale au XXe siècle, appréhendé dans sa condition historique, et qui s’organise autour du signifiant révolution et non point Shoah – ce qui n’implique d’aucune manière, on s’en apercevra aisément à le lire, que les exterminations entreprises par les nazis y occupent une place secondaire ». Il était en effet alors « encore possible » d’écrire l’histoire d’une partie importante du peuple juif (celle des milliers d’Ashkénases qui s’engagèrent au sein du mouvement ouvrier à partir de la fin du XIXe siècle), en adoptant un « point de vue décidément étranger à la téléologie sioniste » . C’était encore possible car l’époque ne connaissait pas encore de « règlements mémoriels disciplinaires et de police des discours installée au cœur des médias et au plus près des pouvoirs exécutif et judiciaire »…
Pogrom à Odessa, le 22 octobre 1905. Ria Novosti
Ce livre retrace donc les engagements de ces ouvriers juifs d’Europe orientale, unis à la fois par leur condition d’exploités au sein du prolétariat de ces différents pays et par une langue aujourd’hui quasi disparue, le yiddish, caractérisant leur appartenance au judaïsme dans ces sociétés où l’antisémitisme est particulièrement vif et violent, et les pogroms fréquents. Les auteurs ont choisi de se concentrer sur trois courants politiques, qui se concurrencent, s’allient ou se combattent les uns les autres tout au long de la période étudiée : l’engagement communiste, qui séduit un grand nombre de militants et surtout de jeunes Juifs après la révolution d’Octobre ; celui au sein du Bund, puissante organisation ouvrière juive transnationale et socialiste qui sera longtemps tiraillée entre un ralliement à la Révolution russe et la Seconde Internationale ; enfin, celui au sein de l’organisation à la fois sioniste et socialiste, Poale Zion (signifiant en yiddish « les travailleurs de Sion »), qui rêve d’emmener les travailleurs juifs d’Europe orientale fonder un Eretz Israël rouge.
Écrasés par la misère, enserrés par l’étau des totalitarismes entre, d’une part, l’Allemagne nazie (ainsi que les nombreux régimes autoritaires conservateurs des pays de l’Est durant l’entre-deux-guerres) et, d’autre part, l’Empire russe de Nicolas II puis l’URSS, dont l’avènement est d’abord synonyme d’émancipation pour les travailleurs juifs auparavant concentrés par le tsar dans une « Zone de résidence », mais dont le stalinisme renouera bientôt avec un antisémitisme non moins violent, ces militants combattront sur tous les fronts aux quatre coins de l’Europe. La plupart sont animés d’un volontarisme et d’une foi révolutionnaires inébranlables, d’abord dans les grands mouvements sociaux du début du siècle et des années 1920 ; puis face aux effets de la crise de 1929, qui frappent assez rapidement le prolétariat européen ; avant de s’engager pour certains dans les Brigades internationales et aller combattre les armes à la main en Espagne les troupes franquistes ; enfin, dans les mouvements de résistance aux fascismes dans tous les pays d’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale.
L’un des clivages centraux au sein de ce Yiddishland révolutionnaire est bien sûr le rapport à la judéité de chacun de ses militants selon la nature de leur engagement politique. Les communistes, par définition internationalistes, considèrent que le « problème national juif » se résoudra dès l’avènement de la société socialiste et donc que « l’assimilation du révolutionnaire juif au Parti, universel concret, la dissolution de la “petite différence” juive dans le statut d’égalité du militant anticipent sur la société pour laquelle ils se battent » . Ainsi, l’un des témoins rencontrés, Hélène Elek, militante juive hongroise impressionnante par son courage, explique-t-elle : « On est communiste d’abord, et le judaïsme passe en second… On peut être très bon juif sans le judaïsme. » Une « petite différence » (Trotski) qui aura néanmoins beaucoup de mal à s’estomper… Du côté des bundistes, la question est appréhendée de façon tout à fait différente : sans être sionistes, ils « liaient indissolublement la dimension universelle de leur lutte à l’émancipation de la communauté dont ils étaient issus ». Seuls les membres de Poale Zion , ouvertement sioniste, combinent le combat pour le socialisme et le départ pour la Palestine, futur lieu d’une société égalitaire. Si la question est différente pour cette dernière organisation, Alain Brossat et Sylvia Klingberg soulignent combien « l’historiographie sioniste, de droite ou de gauche, s’est fait une spécialité de cet art d’écrire l’histoire à l’envers, a posteriori : il est courant, par exemple, d’entendre en Israël que le Bund ou les communistes juifs d’Europe orientale portent une lourde responsabilité pour n’avoir pas incité leurs frères à émigrer en Palestine quand il était encore temps, en 1939 » … Et d’insister sur cette réécriture de l’histoire opérée après la création d’Israël, avec notamment l’élaboration mythique d’un « concept d’unité, de l’universalité du peuple juif, concept religieux dont seule la victoire du sionisme a fait – jusqu’à un certain point seulement – une réalité politique ». Celle-ci semble aujourd’hui, à beaucoup de gens, une « évidence » . Or c’est bien là un des apports premiers de cet ouvrage : réhabiliter une mémoire et une histoire, à la fois englouties par l’extermination par les nazis d’une grande part des acteurs ou, pour les survivants au génocide, par la disparition progressive de leur génération, mais aussi reniées et effacées au nom de considérations politiques et mémorielles contemporaines. Citant le grand historien des mondes musulman et juif, Maxime Rodinson, cette conception mystique « lacrymale » , élevant « Auschwitz au rang de phénomène métaphysique » , a été sans doute pensée afin de consolider ce « mythe » de l’unité du peuple juif. Car, comme le rappellent les auteurs, « dans l’histoire officielle d’Israël et de sa préhistoire, les combattants du Yiddishland n’ont pas leur place, l’ombre rouge du Yiddishland y est une tache d’infamie qu’il faut effacer à tout prix, un peu à la façon dont les photos étaient retouchées à l’époque stalinienne ».
Or, pour les auteurs, les « “verdicts” de l’histoire ne sont pas aussi limpides » . Leur livre contribue avec brio à leur déconstruction. Mais il rend d’abord et surtout hommage à des combattants de l’égalité, de la liberté et du socialisme, dont les récits dans ce livre provoqueront chez nombre de lecteurs une profonde émotion. Déjà, en 1981, le grand historien Pierre Vidal-Naquet avait, dans son livre les Juifs, la mémoire et le présent [^3], salué leur mémoire, leur engagement et, souvent, leur sacrifice : « Le judaïsme de l’Europe de l’Est a été véritablement la banque de sang des mouvements révolutionnaires prolétariens. » Le livre d’Alain Brossat et de Sylvia Klingberg célèbre – avec brio – leur mémoire collective.
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[^2]: Leur livre fut également, à l’époque, la principale source d’inspiration du film de Nat Lilenstein, les Révolutionnaires du Yiddishland (1984, 3 x 60’, Kuiv Productions/Antenne 2)
[^3]: La Découverte/poche.