Une crise des subprimes carbone ?
La croissance des marchés de droits à émettre du CO2 pourrait à terme provoquer l’explosion de la plus grosse bulle financière jamais créée, affirment les Amis de la Terre aux États-Unis.
dans l’hebdo N° 1050 Acheter ce numéro
Ça bouge désormais furieusement aux États-Unis sur le front du dérèglement climatique, après huit ans de déni de l’administration Bush. Un projet de loi est en discussion pour réduire les émissions de gaz à effet de serre du pays de 20 % d’ici à 2020 par rapport à 2005. Et l’Agence de protection de l’environnement vient d’accroître la pression en les décrétant « danger pour la santé publique ».
Une large majorité du Congrès restant viscéralement opposée à toute réglementation contraignante (taxe « carbone », etc.), le débat fait donc rage autour du choix de mécanismes de marché. À l’étude : une bourse d’échange de permis d’émission de CO2 (le principal des gaz à effet de serre), qui pourrait démarrer en 2012.
Deux modèles fonctionnent actuellement. Dans l’Union européenne d’abord, où depuis 2005 les États membres tentent de limiter les émissions de CO2 de leurs plus gros industriels (cimenteries, sidérurgie, etc.) en leur allouant des « quotas ». Qu’ils peuvent soit « consommer » (1 quota correspond à 1 tonne de CO2), soit vendre, via une bourse spécialisée, à d’autres industriels. Les entreprises peuvent ainsi opter pour le moyen le moins coûteux de remplir leurs obligations – réduire leurs émissions (par des investissements, par exemple) ou acheter des quotas sur le marché.
Autre mécanisme de marché, celui des « crédits carbone » issus du Protocole de Kyoto. Les États industrialisés qui l’ont ratifié peuvent s’acquitter de leurs engagements par une compensation similaire : plutôt que de s’astreindre à des réductions d’émissions domestiques, ils peuvent financer des projets les induisant dans un pays du Sud. C’est le « Mécanisme de développement propre » (MDP), qui génère des « crédits carbone » au bénéfice de l’investisseur (un par tonne de CO2 évitée). Ils sont validés par le bureau exécutif de la Convention climat des Nations unies, à condition que le projet présente, entre autres, une « additionnalité » – à savoir que l’investissement permettra une réduction qui n’aurait pas été acquise à défaut.
Les entreprises européennes soumises à quotas peuvent couvrir une partie de leurs obligations (jusqu’à 20 % dans certains pays) avec ces « crédits MDP ». Ainsi, un cimentier belge pourra en acquérir à hauteur du nombre de tonnes de CO2 évitées par un parc éolien qu’il financera en Indonésie, alors qu’une centrale au charbon y était projetée.
Mais l’entreprise pourrait être n’importe quel investisseur non soumis à une obligation de réduction d’émissions, désireux de faire commerce de ses crédits : c’est le début d’un marché dit « dérivé », car non immédiatement lié à la finalité de ces « droits d’émission de CO2 ».
Toute une ingénierie financière peut alors se développer, spéculant sur la valeur à terme de la tonne de carbone – cotée sur le marché comme le pétrole, le blé, etc. Ainsi, l’investisseur en éoliennes indonésiennes, soucieux de rentabilité immédiate, peut décider de vendre ses crédits avant leur validation (qui peut prendre deux à trois ans), en les mettant sur le marché « à terme » sous forme de « promesses », à un tarif attrayant. Ces titres peuvent ainsi changer de main des dizaines de fois avant d’être acquis in fine par une entreprise soumise à une obligation de réduction d’émissions – une tonne de pétrole est en moyenne revendue 200 fois, au sein de produits financiers divers par exemple, avant d’être effectivement livrée.
Supposons alors que la Convention climat n’octroie finalement pour les éoliennes indonésiennes que la moitié des crédits allégués par la « promesse » initiale. Ou pire encore : qu’ils aient été fondés sur la plantation d’une forêt (qui fixe le CO2) subitement partie en fumée par accident… Les crédits en circulation deviennent alors du « junk carbon », titres « pourris » dont la valeur subitement effondrée peut déclencher des crises financières, comme celle des « subprimes » immobilières. C’est la menace qu’illustre un rapport que viennent de publier les Amis de la terre-États-Unis [^2].
Les risques de «bulle carbone» explosive restent cependant limités pour l’instant : en 2008, il s’est échangé dans l’Union pour 25 milliards d’euros de quotas d’émissions (aujourd’hui le principal marché de carbone), soit autant qu’en actions lors d’une petite journée à la Bourse de New York.
Mais jusqu’à quand ? La Mission climat de la Caisse des dépôts relevait fin 2007 [[, note d’étude n° 12.
À lire sur ce sujet : le Climat otage de la finance, Aurélien Bernier, éd. Mille et Une Nuits, 2008.]] que « le nombre de fonds avec un objectif de plus-value financière a crû davantage que ceux visant à fournir des crédits CO2 pour la conformité des acteurs » – c’est-à-dire la couverture des obligations de réduction d’entreprises ou d’États.
Un analyste cité par les Amis de la terre, évaluant l’impact de l’irruption programmée des États-Unis sur ces marchés, estime que la finance carbone pourrait déjà constituer, dans quatre ans, le plus gros de tous les marchés dérivés.