Wal-Mart, l’horreur néolibérale

Nelson Lichtenstein et Susan Strasser, deux historiens américains spécialistes du monde du travail et de la consommation, mettent en lumière la violence des méthodes de l’entreprise
de hard discount.

Olivier Doubre  • 9 avril 2009 abonné·es
Wal-Mart, l’horreur néolibérale
© Wal-Mart, l’entreprise monde, Nelson Lichtenstein et Susan Strasser, préface de Dork Zabunyan, traduit de l’anglais (États-Unis) par Rémy Toulouse, éd. Les Prairies ordinaires, « Penser/croiser », 128 p., 12 euros.

Wal-Mart, la « plus grande société commerciale du monde, est aujourd’hui l’entreprise modèle de l’ordre économique mondial ». C’est d’emblée ce que constate Nelson Lichtenstein, historien du travail aux États-Unis, qui a dirigé l’ouvrage (paru chez l’éditeur new-yorkais indépendant The New Press) Wal-Mart : The Face of Twenty-First Century Capitalism (Wal-Mart : le visage du capitalisme du XXIe siècle), dont sont extraits les deux textes traduits aujourd’hui aux éditions Les Prairies ordinaires. Et cette plongée chez le géant américain de la grande distribution fait littéralement froid dans le dos. Créée il y a moins de cinquante ans par les frères Walton à Bentonville, une petite ville du sud rural et très conservateur des États-Unis, Wal-Mart n’est rien de moins aujourd’hui que l’entreprise « la plus rentable » au monde ! Avec ses 6 000 supermarchés aux quatre coins de la planète et un chiffre d’affaires supérieur à 300 milliards de dollars, ses revenus sont « plus élevés que [ceux de] la Suisse ». Le nombre de ses salariés avoisine les deux millions de personnes, et elle est le plus grand employeur privé au Mexique, aux États-Unis et au Canada. Si ce mastodonte fait bel et bien figure de « modèle » pour le capitalisme mondialisé de ce début de siècle, c’est d’abord parce qu’il a su se servir avec grande adresse des nouvelles technologies dans une logique de concentration maximale des décisions depuis son siège de Bentonville (à tel point que le thermostat du chauffage de chacun de ses magasins est actionné directement de là-bas), mais surtout qu’il les « a mises au service d’une organisation dont la réussite économique repose sur la destruction de tout ce qui subsiste du système de régulation sociale mis en place par le New Deal »…

Réputé pour les intenses pressions qu’il impose à ses fournisseurs, Wal-Mart se vante sans cesse de proposer les prix les plus bas du marché. Grâce, aussi et d’abord, aux salaires dérisoires et à l’usage généralisé du temps partiel. C’est d’ailleurs là une « recette » classique du secteur de la grande distribution, dont Susan Strasser, dans le second texte de ce volume, retrace l’histoire depuis le XIXe siècle aux États-Unis. Déjà, en 1892, Frank W. Woolworth, propriétaire de la grande chaîne qui porte son nom, écrivait à ses directeurs de magasins : « Sans main-d’œuvre bon marché, pas de produits bon marché », avant d’ajouter : « Quand une vendeuse devient bonne au point de pouvoir prétendre à un meilleur salaire ailleurs, laissez-la partir. […] Nous ne pouvons pas nous permettre de payer de bons salaires si nous voulons continuer à vendre nos produits comme nous le faisons actuellement. Nos vendeuses devraient le savoir. »
Aujourd’hui, Wal-Mart a simplement repris ces principes en les développant au maximum : le turnover de ses employés est d’environ 50 % par an, et le groupe ne craint pas de recruter des milliers de salariés, souvent de très jeunes gens ou des personnes âgées, contraints de mener de front plusieurs emplois à temps partiel. En outre, les témoignages sont légions sur les « innombrables discriminations » dont les salariés du groupe sont victimes : discriminations sexuelles, envers les minorités ethniques, en matière de prestations sociales, etc. Bien entendu, la firme combat toute tentative de création de syndicats parmi ses salariés, qu’elle appelle d’ailleurs, non sans cynisme, des « associés » (sic). Et si jamais certains d’entre eux se mettent à revendiquer une hausse des salaires, la direction réplique immédiatement par… le gel général de ceux-ci ! Tous les employés, du plus petit vendeur jusqu’aux grands dirigeants, sont systématiquement appelés par leur prénom dans l’entreprise, quel que soit leur grade, créant ainsi, grâce à cet «  habile glissement sémantique » , un «  faux égalitarisme » qui dissimule mal la véritable culture de l’entreprise, faite de patriotisme, de foi chrétienne et de valeurs conservatrices. On le voit, travailler chez Wal-Mart ne peut faire rêver grand monde… C’est pourtant le modèle que les néolibéraux aimeraient bien généraliser à un marché du travail globalisé. Nelson Lichtenstein et Susan Strasser, à travers cette enquête minutieuse du «  système Wal-Mart » , nous auront prévenus. S’y opposer, rappelle Nelson Lichtenstein, est d’abord une question de « dignité démocratique ».

Idées
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