Cannes 2009 : Les erreurs d’un palmarès
La décevante Palme d’or au « Ruban blanc » de Michael Haneke, remise par une Isabelle Huppert reconnaissante, ne doit pas cacher la bonne tenue de la compétition.
dans l’hebdo N° 1054 Acheter ce numéro
Quand on est de mauvaise humeur, il faut tenter de prendre un peu de distance avec ce qui suscite le courroux. Cette sentence n’est pas signée Éric Cantona, qui, dans Looking for Eric de Ken Loach, multiplie les dictons baroques de ce genre, mais voilà tout de même un bon conseil. Autrement dit, si le palmarès du 62e Festival de Cannes reste en travers de la gorge, il ne s’agit après tout que d’une affaire de médailles, qui ne vaut sans doute pas le coup de se mettre dans tous ses états. On oubliera assez vite les récompenses, resteront les grands films.
Tout de même, cette palme décernée à Michael Haneke par Isabelle Huppert (puisqu’il semble bien que Mme la présidente ait fortement imposé ses desiderata aux autres membres du jury), c’est-à-dire par celle-là même qui obtint le prix d’interprétation à Cannes grâce à un film du même Michael Haneke ( la Pianiste ), c’est un peu gênant. Mais on pourrait passer sur ce fort soupçon de favoritisme si la grandeur du film était incontestable. Or, derrière ses allures d’œuvre intransigeante et profonde, le Ruban blanc s’avère hautain et obtus.
On dit du Ruban blanc , chronique villageoise se déroulant au nord de l’Allemagne à la veille de la Première Guerre mondiale, qu’il est très différent des autres films d’Haneke. Ce n’est vrai qu’en apparence. Le cinéaste autrichien n’avait en effet jamais réalisé de film choral, en costumes, et en noir et blanc. Le problème, c’est sa volonté démonstrative qui perdure de film en film. Ici, tout (la capacité de Michael Haneke à instaurer le malaise, le choix du noir et blanc, la raideur de la mise en scène) est orienté pour accréditer l’idée que le protestantisme rigoureux, germe de mensonges et de perversions chez les adultes, qui n’échappent pas à la conscience de leurs enfants, provoque chez ces derniers des élans de violence vengeresse et barbare. Or, ces enfants des années 1910 ne seront-ils pas les adultes des années 1930 ? Et voilà comment le Ruban blanc explique l’irruption du nazisme : par le joug d’une religion coercitive, moralisatrice, aliénante. Faut-il y voir aussi des analogies avec notre présent ?
De cette idée biaisée, réductrice, qui annihile l’histoire (les conséquences de la guerre de 1914, la situation économique et sociale, le rôle des institutions politiques…) au profit d’une conception plus essentialiste des rapports humains (ou de l’ « âme humaine » , comme l’a dit Isabelle Huppert), le film ne dévie pas. Il avance, pesant de cette colossale mais unique signification, sans l’ironie crépusculaire des grands romanciers de langue allemande ayant avant lui décrit cette fin de siècle qui voit un monde s’engloutir, ni la violence provocatrice de Thomas Bernhard ou d’Elfriede Jelinek (hormis dans une scène terrible de répudiation d’une sage-femme par le médecin du village, dont elle était aussi la maîtresse). Michael Haneke aurait gagné à être moins croyant de sa propre thèse, car il n’a pas suffisamment de génie pour la transcender.
Cette palme est d’autant plus regrettable qu’elle échappe ainsi à Un prophète , de Jacques Audiard, film époustouflant d’intelligence et de talent, qui a enthousiasmé la presse étrangère et française, et dont le potentiel « grand public » n’est pas gâché par un soubassement idéologique consensuel, le film étant même, mine de rien, assez subversif (voir Politis de la semaine dernière). Le Grand Prix est en soi un beau prix, mais il est difficile de ne pas le considérer ici comme une erreur.
Le prix exceptionnel octroyé à Alain Resnais, lui, frise l’incorrection. Sans doute peu en phase avec les Herbes folles , film déroutant, anti-académique, qui continue à faire son chemin longtemps après avoir été vu, mais se sentant dans l’obligation de « faire un geste », Isabelle Huppert et son jury ont créé un prix ad hoc, le « prix Alain Resnais », dont le récipiendaire lui-même, d’une élégance tout aussi folle que les « herbes » du titre de son film, a souligné l’incongruité. Hormis cela, s’il fallait une preuve de l’extrême relativité des récompenses cannoises : en six participations, Alain Resnais n’a jamais reçu la palme d’or !
Le prix d’interprétation féminine revenant à Charlotte Gainsbourg pour le très controversé Antichrist de Lars von Trier laisse songeur. Charlotte Gainsbourg s’est donnée totalement à son metteur en scène et à ce film d’une misogynie rare. Au point d’accepter de montrer sans détour son personnage se mutiler le sexe. Dans l a Pianiste , Isabelle Huppert faisait de même, mais sous sa robe. A-t-elle voulu saluer ce qui ne lui a pas été donné de faire ? Quant au prix d’interprétation masculine pour Christoph Waltz, incarnant un colonel nazi dans Inglourious Basterds, de Quentin Tarantino, c’est le seul de ce palmarès à ne pas être contestable. Il faut beaucoup de talent pour faire passer la cruauté raffinée de ce « chasseur de Juifs » sans caricature.
Les autres prix manquent aussi de pertinence. Kinatay , de Brillante Mendoza, étire le temps pour mieux faire ressentir le malaise d’un jeune policier entraîné dans une équipée barbare. Le film vaut mieux que l’accueil glacial qu’il a reçu, mais récompenser sa mise en scène est sans aucun doute le surévaluer. Le Prix du scénario à Nuits d’ivresse printanière , de Lou Ye, est un contresens, tant le film séduit par sa mise en scène. Enfin le Prix du jury ex æquo à Fish Tank , d’Andrea Arnold, et à Thirst, ceci est mon sang , de Park Chan-wook, reste incompréhensible quand tant de films admirables restent sur le carreau.
Par exemple, The Time that remains , d’Elia Suleiman, qui, sept ans après Intervention divine, est revenu à Cannes avec un film plus épuré, plus politique et plus intime. The Time that remains raconte l’histoire familiale du cinéaste – celle de Palestiniens qui se sont retrouvés Israéliens en 1948 – mais à sa manière : par tableaux successifs, qui font surgir à la fois le burlesque et la tendresse, la douleur et l’imaginaire libérateur. Ou encore Vincere , de Marco Bellocchio, film grandiose autour de la femme (interprétée par Giovanna Mezzogiorno) et de l’enfant reniés par Mussolini. La politique et la psychiatrie, deux thèmes chers au réalisateur de Buongiorno notte , sont réunis dans ce film, qui montre l’histoire comme rarement le cinéma l’a fait. En chantant les ténèbres d’un amour impossible pour un politicien devenu une idole, en révélant la vérité écrasée par un régime d’hommes soi-disant nouveaux. Le lyrisme du film, qui traverse jusqu’aux nombreuses archives utilisées, renvoie une image de l’Italie des années 1920 et 1930 qui glace le sang.
Ainsi, contrairement à ce que pourrait laisser croire le palmarès, la compétition cette année, malgré une sélection refermée sur des cinéastes habitués de la Croisette, a été riche en œuvres remarquables. Pour être juste, il faudrait encore citer Visage de Tsai Ming-liang, Vengeance de Johnnie To, et Étreintes brisées de Pedro Almodovar. Des films repartis bredouilles de Cannes, mais pas leurs spectateurs.