Gaza : l’asphyxie avant les bombes
Dans la Nouvelle Guerre médiatique israélienne,
Denis Sieffert propose un autre regard sur l’offensive israélienne contre Gaza et les trois années qui l’ont précédée. Voici un extrait de son livre.
dans l’hebdo N° 1052 Acheter ce numéro
Le rappel des événements qui ont rythmé ces trois ans et quatre mois témoigne assurément d’une réalité qui contredit déjà le discours officiel israélien : le départ des 8 500 colons de Gaza n’a jamais signifié la liberté et la souveraineté pour les Gazaouis. Le retrait unilatéral d’Israël n’a pas signifié son désengagement. Il faut donc s’interroger sur l’interprétation qui en a été proposée à l’époque par la plupart des médias occidentaux. Souvenons-nous que l’affrontement, en août 2005, entre les colons et l’armée israélienne avait donné lieu à une médiatisation planétaire au cœur de l’été. Nous savons ce dont Israël est capable quand il s’agit d’empêcher la médiatisation d’un événement. Nous savons aussi ce qu’il peut faire quand il veut montrer au monde entier ce qu’il est en train d’accomplir. Pour mettre en scène ce retrait et donner une forte résonance à ces cas de conscience et aux tourments de ces juifs arrachant d’autres juifs à leur terre « d’adoption », rien n’a été épargné aux téléspectateurs occidentaux.
Quatre ans et demi après le retrait israélien de Gaza, la presse, d’abord enthousiaste, s’interroge sur le sens de cet acte politique présenté à l’époque comme un « geste courageux » d’Ariel Sharon. Le Monde a eu le mérite, dans un éditorial du 6 janvier 2009, de remettre en cause l’analyse de l’événement qui avait prévalu à l’époque : « Salué comme un coup de génie du Premier ministre d’alors, Ariel Sharon, le retrait de Gaza, opéré en août 2005, sans concertation aucune avec l’Autorité palestinienne, qu’incarnait depuis plus d’un an le pragmatique Mahmoud Abbas, apparaît aujourd’hui pour ce qu’il était : un coup tactique à courte vue. […] » . Si l’interrogation ne manque évidemment pas de pertinence, on peut en revanche discuter l’analyse qui suppose qu’Israël, en retirant ses colons tout en renforçant les conditions d’une asphyxie économique de l’étroit territoire, aurait commis une « erreur » sur le long terme.
Et si cette politique apparemment contradictoire n’avait pas été une « erreur » mais le résultat d’un froid calcul qui conduisait tout droit au renforcement du Hamas et à la guerre civile interpalestinienne ? Après tout, c’est ne pas faire beaucoup d’honneur aux dirigeants israéliens que de considérer qu’ils font toujours le mauvais choix, et qu’ils sont incapables de comprendre ce que nous, observateurs étrangers, comprenons sans peine. La pertinence du choix est déterminée par les buts que l’on poursuit. Si l’objectif est la paix et une relation apaisée avec les Palestiniens, la décolonisation unilatérale de Gaza et son bouclage ont en effet toutes les apparences d’une mauvaise option. Si, au contraire, le but est le renforcement du « meilleur ennemi possible », c’est-à-dire celui qui recueillera dans le monde occidental le crédit de sympathie le plus faible, et cela dans la perspective d’un affrontement programmé, alors le choix d’Ariel Sharon était le bon. On peut faire beaucoup de reproches à l’ancien Premier ministre israélien, mais pas celui d’avoir été sot. Il n’est donc pas interdit d’affirmer que le retrait de Gaza en août 2005 et l’offensive meurtrière sur ce même territoire fin 2008, début 2009, doivent se lire comme un tout cohérent, deux événements qui appartiennent à une seule et même séquence historique. La « décolonisation » unilatérale et le déluge de feu sur Gaza ont été pensés comme les deux étapes du même projet. L’acharnement d’Ariel Sharon à étouffer économiquement la population de Gaza dès le lendemain du retrait israélien plaide en faveur de la thèse d’une stratégie de long terme.
Un peu moins d’un an avant le retrait, et alors que le projet annoncé par Sharon était au cœur du débat en Israël, l’un des plus proches conseillers du Premier ministre, Dov Weisglass, vendait la mèche dans une déclaration au quotidien Haaretz : le désengagement de Gaza, disait-il dans un langage imagé, « fournit la quantité de formol nécessaire pour qu’il n’y ait plus de processus de paix. » « La signification du désengagement, répétait-il, est le gel du processus ». Il ajoutait qu’il était tombé d’accord avec l’administration Bush pour que les « principaux blocs de colonies de Cisjordanie ne fassent pas partie d’éventuelles négociations » . Avant de conclure avec un incroyable cynisme : « Le reste [les autres points de la négociation] ne sera traité que lorsque les Palestiniens seront devenus des Finlandais [^2] » . Autrement dit, jamais !
Tant de franchise ne pouvait laisser les bureaux du Premier ministre sans réaction. Le lendemain, un communiqué officiel réaffirmait que Ariel Sharon « restait engagé dans la Feuille de route » . Ce nième plan de paix concocté en 2003 par le « Quartet » composé des États-Unis, des Nations unies, de l’Union européenne et de la Russie, prévoyait notamment le gel de toute nouvelle colonisation et la création d’un État palestinien avant la fin de 2005. Qui disait la vérité, le Premier ministre ou son âme damnée ? Nous penchons nettement en faveur de Dov Weisglass. Dans un portrait qui lui était consacré, Haaretz notait qu’il fonctionnait avec Sharon « comme un vieux couple [^3] » […]
Un mois auparavant, Ariel Sharon avait lui-même reconnu qu’Israël « n’adhérait plus » à la Feuille de route. Et dès la publication de ce plan, en 2003, il avait réagi en posant pas moins de quatorze conditions à son application. La période qui a immédiatement suivi le démantèlement des colonies israéliennes de Gaza a ensuite largement confirmé le peu d’appétence d’Ariel Sharon pour ce plan de paix. Rien ne justifiait en effet qu’Israël organise, immédiatement après s’être retiré, un blocus ravageur pour l’économie gazaouie, et désastreux pour l’évolution psychologique et politique des Palestiniens de ce territoire. Pour mener cette politique d’asphyxie économique, Sharon est allé jusqu’à exacerber une inhabituelle tension diplomatique avec les États-Unis. C’est Condoleezza Rice qui a obtenu – de haute lutte – la première et éphémère ouverture économique de Gaza, fin 2005. Quant à l’émissaire du Quartet, l’ancien dirigeant de la Banque mondiale James Wolfensohn, chargé de contribuer au développement économique de Gaza, il a fini par démissionner devant la mauvaise volonté israélienne [^4].
Ce blocus, si déterminant dans la vie quotidienne et la psychologie collective des Palestiniens, et qui a déterminé aussi en partie la stratégie du Hamas, est délibérément caché à l’opinion israélienne. Sauf à une minorité éclairée, lectrice de Haaretz , ou engagée dans le combat pacifiste. L’effondrement du niveau de vie et des conditions sanitaires des habitants de Gaza à partir de 2005, alors même que le territoire est en fait tenu sous le joug économique depuis 1994, n’est que rarement évoqué dans les grands médias. Le résultat de cette occultation est évidemment que l’homme de la rue en Israël ne comprend rien à la montée du Hamas, et pas davantage aux tirs de roquettes du mouvement islamiste sur les villes israéliennes voisines. Privé d’explications économiques et sociales, il cherche les causes de ces événements dans la nature du Hamas, voire dans la nature des « Arabes », jugés naturellement querelleurs et violents. Il analyse la montée du Hamas comme le résultat d’un phénomène d’islamisation spontané de la population.
Selon cet imaginaire collectif, lui-même producteur d’un « Arabe imaginaire », Israël a cessé à partir du 12 septembre 2005 – date du départ du dernier soldat israélien – d’avoir la moindre responsabilité sur le destin de Gaza. Peu importe que toute infrastructure ouvrant Gaza sur le monde – port et aéroport – ait été interdite par l’État hébreu, que la centrale électrique et les ponts aient été pris pour cibles de l’aviation israélienne dès les premiers raids en juillet 2006, que les camions de ravitaillement soient bloqués parfois jusqu’à ce que les denrées qu’ils transportent pourrissent sur place ; peu importe que les 2 700 travailleurs palestiniens de Gaza travaillant en Israël aient été reclus et voués au chômage. D’où le sentiment, lorsque les roquettes pleuvent sur Sderot, que les Gazaouis sont ingrats. Un sentiment exprimé de façon caricaturale au plus fort des bombardements israéliens, et comme pour les justifier, par un éditorialiste de Haaretz, Ari Shavit, interrogé par Libération : « Gaza est le front où Israël a fait ce qu’il fallait : il a démantelé ses colonies, se pliant aux demandes de la gauche israélienne et de la communauté internationale. » « La réponse n’a pas été la paix, poursuit Ari Shavit, comme suffoqué par tant d’injustice, pas même le calme, mais la mise en place d’un régime agressif et extrémiste au terme d’un coup d’État aux relents fascistes [^5]. » Des Gazaouis libres et souverains, économiquement comblés, votent pour le Hamas et expédient des roquettes sur Sderot, uniquement par haine anti-israélienne. Cette perception aux relents essentialistes a évidemment été renforcée au cours de ces années 2002-2009 par la diffusion de l’idéologie dite du « choc des civilisations », notamment par l’administration américaine au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Faute d’avoir des causes économiques ou sociales, la révolte des Gazaouis, dont la montée du Hamas est l’une des manifestations, ne peut être que « religieuse » et « civilisationnelle ».
Mais la décolonisation unilatérale de Gaza, en août 2005, a eu d’autres vertus, notamment en direction de l’opinion publique internationale. La mise en scène spectaculaire et savamment orchestrée des rares expulsions de colons et le départ des huit mille colons de Gaza avaient donné lieu à une couverture médiatique continue, et « mondialisée ». De même, le 5 décembre 2008, soit quelques jours seulement avant l’offensive contre Gaza, l’évacuation de quelques dizaines de jeunes colons retranchés dans une maison de Hébron, en Cisjordanie, a été aussi abondamment montrée et commentée. Les médias israéliens ont même parlé d’« Intifada juive ». Les téléspectateurs ont pu entendre ces jeunes gens traiter les soldats israéliens de « nazis » et les accuser – suprême insulte – d’être « pires que des Arabes » . Répétition des événements et des mots vus et entendus trois ans auparavant à Gaza.
[…] Or, pendant que l’on tire par les cheveux devant les caméras de télévision une poignée d’adolescents irascibles, les plans d’extension des colonies se multiplient en Cisjordanie. Début 2009, on estime à 250 000 le nombre de colons en Cisjordanie, et à 220 000 à Jérusalem-Est. Les colons représentent 25 % de la population de la Cisjordanie, mais ils occupent 40 % du territoire. Pendant la période dite d’Oslo, le processus de paix (1993-2000), le nombre de colons est passé de 110 000 à 195 000. Sans compter Jérusalem-Est. Cette duperie explique en grande partie l’explosion de la deuxième Intifada en octobre 2000. Au lendemain des événements de Gaza, en janvier 2009, le mouvement israélien La Paix Maintenant a rendu public un projet de 67 000 nouveaux logements en Cisjordanie, et 5 700 à Jérusalem-Est. Ce qui signifierait, selon une projection démographique moyenne, 292 000 colons supplémentaires. Le double langage est à son comble.
[^2]: Haaretz, 10 août 2004.
[^3]: Cité par le Monde du 6 janvier 2009.
[^4]: Rapporté dans le Monde du 6 janvier 2009.
[^5]: Libération, 16 janvier 2009.