Le double langage des députés européens
L’examen détaillé des votes de nos élus au Parlement européen procure bien des surprises.
Martine Aubry : Nous, nous le savons, le discours n’est pas le même à Bruxelles et ici ! »
Sur tous les grands dossiers de libéralisation, le PPE, le PSE et l’ADLE s’entendent.
dans l’hebdo N° 1052 Acheter ce numéro
Miracle du dédoublement. Ce jeudi 23 avril, Razzy Hammadi se mêle au rassemblement des personnels d’EDF et de GDF-Suez aux abords de l’Assemblée nationale. Le fougueux secrétaire national aux services publics du PS ignore-t-il que ses camarades élus au Parlement européen ont, la veille, entériné une vaste réforme visant à poursuivre la libéralisation des marchés européens de l’énergie ? On ne sait. Et qu’importe ! On ne retiendra que l’écart entre le discours et les actes.
Razzy Hammadi apporte donc le « soutien » de son parti « aux salariés engagés dans la défense du service public » et dont « les exigences […] relèvent, insiste-t-il, de l’intérêt général de nos territoires et de notre pays ». En la circonstance, la rhétorique socialiste est invariée : « Le PS demande le retrait des projets de démantèlement et d’externalisation de l’activité » de ces deux entreprises publiques.
La veille, la travailliste britannique Eluned Morgan, qui rapportait sur une directive clé du « 3e paquet énergie » sur le marché de l’électricité, a obtenu à une très forte majorité (588 pour, 81 contre, 9 abstentions) que les entreprises historiques comme EDF opèrent une séparation entre leurs réseaux de transmission et leurs activités de production. L’hypothèse d’une cession pure et simple de ces réseaux ayant été refusée par plusieurs gouvernements, dont Paris et Berlin, les géants de l’énergie qui refusent ce démantèlement définitif pourront opter pour deux autres solutions à peine moins douloureuses : la location de leur réseau à un opérateur ou sa filialisation avec une séparation stricte. Et c’est cette disposition qu’ont votée les élus européens du PS, à l’exception d’Anne Ferreira et de Marie-Noëlle Lienemann, qui ont voté contre, de Benoît Hamon et d’Harlem Désir, qui se sont abstenus ; les élus européens du PS ont fait corps avec le Parti socialiste européen (PSE) pour approuver ce saucissonnage avec leurs collègues UMP du groupe du Parti populaire européen (PPE) et les élus du MoDem, qui siègent dans le groupe Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ADLE).
« Oui, nous défendons les services publics », s’exclame néanmoins Martine Aubry en lançant la campagne européenne des socialistes, deux jours plus tard, à Toulouse. Et, dans sa bouche, ce « nous » désigne autant le PS que le PSE, dont les principaux dirigeants sont à ses côtés. Difficile de ne pas réprimer un sourire lorsqu’elle s’en prend au double discours de François Bayrou : « Nous, nous le savons, le discours n’est pas le même à Bruxelles et ici ! » Car ce qui est vrai du MoDem l’est au moins autant du PS.
Et François Bayrou n’est pas moins menteur quand il affirme, la main sur le cœur, dimanche dernier sur Europe 1, que ses députés ont « constamment, sans aucune exception, voté dans le sens de la défense des services publics » . Avec un culot mitterrandien, il soutient même qu’ « il suffit de reprendre la totalité des votes au Parlement européen » pour le voir. Si la complexité du site web de cette institution protège les eurodéputés de la curiosité des citoyens, l’examen du vote de nos élus n’est jamais dénué de surprises.
À condition de s’armer de patience, on peut y découvrir que la fin du monopole de La Poste sur le courrier de moins de 50 grammes – avec tous les risques d’abandon des territoires « non rentables » et de fermeture de bureaux qu’implique cette décision – a été votée le 11 juillet 2008 par les amis de Bayrou et la quasi-totalité du PSE, sauf les socialistes français.
Ces derniers n’avaient pas été aussi unanimes lors d’un premier vote sur la directive électricité, le 18 juin 2008, qui exigeait alors une séparation patrimoniale totale coupant tout lien entre la production, le transport et la fourniture d’électricité. Les socialistes Robert Navarro, Vincent Peillon et Béatrice Patrie avaient voté pour ; les Verts Daniel Cohn-Bendit et Gérard Onesta également.
Cette entente sacrée entre le PPE, le PSE et l’ADLE se retrouve sur tous les grands dossiers de libéralisation et de déréglementation qu’a eu à connaître le Parlement européen. Une cogestion qui se manifeste aussi dans le dépôt de résolutions communes. L’une d’elles, présentée par ces trois groupes, le 15 mars 2006, marquant la « contribution » du Parlement « au Conseil de printemps 2006 relative à la stratégie de Lisbonne » , soulignait l’importance « d’achever le marché intérieur selon ses quatre principes fondamentaux, à savoir la libre circulation des capitaux, des marchandises, des personnes et des services » . Elle encourageait « une plus grande ouverture des marchés au sein de l’UE » et soulignait l’importance « de la poursuite de la libéralisation des marchés de l’énergie d’ici à 2007 ». Adoptée à une très grande majorité (431 pour ; 118 contre ; 55 abstentions), elle a été approuvée par 20 socialistes français, Mmes Castex, Ferreira et Lienemann s’abstenant.
Cette union sacrée s’est bien évidemment manifestée sur le traité constitutionnel européen. À plusieurs reprises. « Le maintien du texte actuel [rejeté par les Français et les Néerlandais, NDLR] constituerait un résultat positif de la période de réflexion » , affirmait ainsi en janvier 2006 une résolution qui demandait « qu’en tout état de cause tous les efforts soient accomplis pour garantir que la Constitution entrera en vigueur en 2009 » . Facilement adoptée (385 pour, 125 contre, 51 abstentions) elle reçut les voix de quatre socialistes français (Catherine Guy-Quint, Michel Rocard, Yannick Vaugrenard, Bernadette Vergnaud), 19 autres se réfugiant dans l’abstention malgré le clair mandat que le peuple leur avait donné le 29 mai 2005 et l’engagement du PS au congrès du Mans de respecter le vote des Français.
Lors de la campagne électorale de 2004, le PS avait promis de mettre un terme à la cogestion PPE-PSE qui domine la construction européenne depuis ses origines. C’est le contraire qui s’est produit. En 2008, affirme l’Observatoire de l’Europe sur son site web, ces deux groupes « ont voté dans le même sens sur 97 % des votes par appel nominal (rapports, résolutions) examinés par le Parlement européen » . Un chiffre à détourner du vote socialiste les plus fidèles militants de ce parti ! Ce site web proche de Philippe de Villiers affirme tirer ce chiffre d’une étude systématique des « 535 votes par appel nominal (votes électroniques, les seuls qui soient enregistrés et donc traçables) » de l’année 2008 ; il ne prend en compte que le vote des groupes (les députés restent individuellement libres d’émettre un vote différent). « Les groupes PPE et PSE n’ont voté différemment que dans 18 cas » , dont 8 fois pour s’abstenir ; et sur les 10 votes qui les ont vus vraiment s’opposer « un seul était un texte de nature législative ».
La crise peut-elle changer le comportement des eurodéputés en réactivant le clivage droite-gauche ? En campagne, le PS le prétend. Mais, jeudi dernier, au dernier jour de la dernière session de la mandature, le Parlement européen a très largement adopté, par 363 des 475 élus présents, une résolution préparée par l’ancien Premier ministre belge, Jean-Luc Dehaene. Ce texte, qui traite de l’ « incidence du traité de Lisbonne sur le développement de l’équilibre institutionnel de l’Union européenne » , « se félicite que le rôle essentiel de la Commission comme “moteur” […] de l’Union soit réaffirmé » par ce traité, notamment par « la reconnaissance de son quasi-monopole d’initiative législative, qui est étendu à tous les domaines d’activité de l’Union, à l’exception de la PESC » , la politique étrangère et de sécurité commune.
Il est pour le moins curieux de voir des parlementaires qui font campagne en arguant de l’augmentation de leurs pouvoirs se satisfaire d’être toujours le seul parlement au monde à ne pas pouvoir proposer de lois, cette possibilité restant un monopole de la Commission. Ils contribuent à octroyer ainsi à une institution qui n’est pas démocratique le pouvoir de bloquer des institutions issues du suffrage universel, puisque ce pouvoir permet à la Commission de refuser de proposer ce que le Conseil des ministres ou le Parlement voudrait qu’elle propose. C’est ainsi qu’à six reprises elle a refusé de proposer une directive sur les services publics.
Il est au moins aussi surprenant de découvrir que les socialistes français (excepté l’abstention de Mmes Ferreira et Lienemann), comme les élus du MoDem et du PPE, réclament la poursuite de la cogestion de l’Europe, au plus haut niveau. Le texte de la résolution qu’ils ont voté demande aux « États membres et [aux] grandes familles politiques » de ne pas oublier de respecter « l’équilibre politique et l’équilibre entre les deux sexes » lors des « nominations aux postes politiques les plus importants de l’Union européenne ».
En attendant de se partager les postes de commissaires avec les conservateurs libéraux et les démocrates libéraux, les socialistes continuent de faire croire aux électeurs que l’Europe de la (leur) gauche n’a rien à voir avec l’Europe de la droite.