L’éternelle ignominie envers les étrangers
À l’heure où la Cimade se voit contester son travail au service des étrangers par le ministère de l’immigration, nous avons voulu revenir sur l’histoire d’une association qui puise ses origines dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme des années 1930.
dans l’hebdo N° 1054 Acheter ce numéro
Ça a débuté comme ça. Dans la vieille Europe des années 1930. Une Europe qui dérouille sous la botte allemande et son slogan, « un peuple, un empire, un chef ». La communauté protestante s’inquiète, s’élève contre les mesures raciales et religieuses qui se mettent en place. En septembre 1939, la France entre en guerre. Suzanne de Dietrich, secrétaire générale de la Fédération universelle des associations chrétiennes d’étudiants (Fuace), dénonce auprès du Comité inter-mouvements (CIM) le sort réservé aux Alsaciens et aux Mosellans évacués vers les départements du centre et du sud de la France. Ils sont entre 200 000 et 500 000. Quelques semaines plus tard, dans la banlieue parisienne, les dirigeants du CIM créent la Cimade, le Comité inter-mouvements auprès des évacués, avec l’intention de venir en aide aux populations déplacées, entre autres alsacienne et mosellane.
Ce n’est qu’un début. La besogne ne va pas manquer. Dans l’Hexagone, ce sont plus de 40 000 personnes qui sont internées, Juifs étrangers, réfugiés politiques, opposants au régime nazi. Parqués à Gurs, Agde, Argelès, Rivesaltes, Aix ou Brens. La Cimade intervient à l’intérieur des camps, apporte une aide matérielle, son soutien psychologique. L’activité culturelle et cultuelle sonne comme une protestation de vie. En 1942, au franchissement de la ligne de démarcation, l’association change de nature ; tout en restant présente dans certains camps, elle entre dans la Résistance. Son réseau d’équipiers aide à traverser les frontières, fournit de faux papiers, organise des évasions, notamment après la rafle du Vel d’Hiv.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les bases philosophiques de la Cimade sont déjà posées. L’article 1 de ses statuts précise qu’elle a pour but « de manifester une solidarité active avec ceux qui souffrent, qui sont opprimés et exploités, et d’assurer leur défense, quelles que soient leur nationalité, leur position politique ou religieuse » . Un mot d’ordre : « L’humanité passe par l’autre. »
Acte II. Au mitan des années 1970. Période de transitions et fermeture des frontières. Une forme de rétention administrative clandestine existe sur le port de Marseille. Elle touche essentiellement les Maghrébins. À la suite des révélations de deux journalistes de l’Humanité , la loi Bonnet légalise la rétention. On est en 1980. Peu après sont créés les centres de rétention administrative (CRA), en 1984. Les ministres Pierre Joxe et Robert Badinter obtiennent la présence de la Cimade dans ces premiers CRA. L’aide est alors sociale et humanitaire. C’est un autre regard sur les centres, vus de l’intérieur, un regard critique, l’exercice d’une vigilance.
Sous la première cohabitation, le duo Pasqua Pandraud, qui ne fait pas que « terroriser les terroristes » , instaure le premier arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (APRF). Les migrants quittent le cadre judiciaire pour entrer dans un cadre administratif. En 1990, Pierre Joxe crée le recours suspensif, qui permet de contester cet APRF. Peu à peu, l’action de la Cimade s’oriente ainsi vers une action essentiellement d’assistance juridique. C’est encore un fonctionnement artisanal, avec des bénévoles et une dizaine de salariés chargés d’opérer dans les sept centres de rétention. C’est aussi une autre époque. La durée maximale de rétention est de sept jours. L’institutionnalisation des reconduites est enclenchée, mais il ne s’agit pas encore de faire du chiffre.
Acte III. En 2001, un décret couche noir sur blanc l’aide à l’exercice des droits dans les centres de rétention. Rien de moins qu’une approbation officielle de l’intervention de la Cimade. Qui assoie ses missions, celles d’accompagner plusieurs dizaines de milliers de migrants et de demandeurs d’asile, de contribuer à leur insertion par l’organisation de formations spécifiques, d’apporter son expertise et ses conseils aux étrangers contraints de quitter le territoire, de sorte qu’ils puissent faire respecter leurs droits. Sur le terrain, ce sont aussi les vérifications juridiques, la mutualisation des pratiques et des jurisprudences, le suivi des étrangers transférés d’un centre à l’autre, les contacts avec la famille, les avocats, les employeurs.
À regarder de près, la Cimade est une épine dans la fourmilière de la rétention, au cœur d’une législation toujours plus complexe et restrictive. Qui forcément dérange une structure qui lui est naturellement hostile. C’est un contre-pouvoir qui double sa mission en livrant rapports et témoignages sur la réalité des centres de rétention. Ce volet participe de l’identité même de l’association depuis sa création.
Le fameux décret de 2001 arrive juste avant une nouvelle ère de répression. En novembre 2003, ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy triple quasiment la durée de détention, qui passe de douze à trente-deux jours dans les vingt-trois CRA en métropole (auxquels s’ajoutent les quatre en Guyanne, à la Réunion, en Guadeloupe et à Mayotte). Parallèlement, les premiers quotas d’expulsion sont fixés. Dans cette année 2003, il existe près de 700 places en CRA. En 2008, on en compte 2 000. Chaque année, 35 000 à 40 000 personnes transitent dans ces lieux. Dans ce contexte, attachée à ses missions, la Cimade perturbe, agace. Chaque étranger remis en liberté est un échec pour les autorités, un chiffre en moins sur les colonnes d’expulsés.
Dernier acte. Visant à réformer la présence associative dans les CRA, ministre d’un ministère de l’Immigration tout nouvellement créé, Brice Hortefeux lance un appel d’offres dans l’été 2008, assuré aujourd’hui de façon zélée par son successeur, Éric Besson. Il s’agit, « dans le respect du pluralisme associatif, de confier à une ou plusieurs personnes morales la mission d’informer les étrangers et de les aider à exercer leurs droits ». Association, organisme, entreprise, tout le monde peut postuler. Jusque-là, forte de sa coordination nationale, la Cimade était la seule à intervenir dans les centres, la seule qualifiée aussi.
Pour casser ce contre-pouvoir, le ministère de l’Immigration ne pouvait pas faire mieux que de démanteler le système. À compter de juin, les missions seront réparties en huit lots sur l’ensemble du territoire, et partagées par six associations reçues à cet appel d’offres, placées ainsi en concurrence. La Cimade, d’une part, et les associations (sans expérience des CRA) Forum réfugiés, France terre d’asile, l’Ordre de Malte, l’Association service social familial aux migrants (ASSFAM) et le collectif Respect (Voir Politis n° 1049). Ce dernier, né après les sifflets couvrant « la Marseillaise » précédant le match de foot France-Algérie en 2003, ayant été dirigé par Frédéric Bard (UMP), ancien chargé de mission au sein du ministère de l’Immigration. Assurément, ce n’est pas « la personne morale » la mieux à même d’assurer le respect des droits des migrants. Mais à vrai dire, sous le prétexte ministériel « de souci de cohérence et d’équilibre géographiques » , la présence de ce collectif répond à une logique politique : morceler les interventions, affaiblir les associations, diviser pour mieux régner. Pour en finir une bonne fois pour toutes avec la protection des étrangers, la défense de la dignité et des droits des migrants, imposer le silence et pouvoir atteindre sans peine les quotas d’expulsion.
La Cimade a contre-attaqué en engageant un référé précontractuel devant le tribunal administratif de Paris pour bloquer la signature des contrats pour les associations. Éric Besson est passé en force. Reste un recours déposé au Conseil d’État pour obtenir l’annulation de cet appel d’offres. À côté de cette bataille juridique, comme un retour dans le passé, restent des étrangers qui dérouillent sur une terre dite d’asile.