L’intérim, variable sinistrée
Les intérimaires sont les petites mains du capitalisme et les premières victimes de la crise. Le gouvernement poursuit cependant sa politique de flexibilisation de l’emploi, ignorant leur précarité.
dans l’hebdo N° 1053 Acheter ce numéro
L’intérim est une variable d’ajustement. Il permet aux entreprises de s’alléger ou de se dynamiser au gré de l’activité économique. Mais en période de crise, que deviennent les intérimaires ? Leur situation de précaire a été superbement ignorée par le plan de relance de Nicolas Sarkozy, présenté en février. Aucun dispositif, pas même le contrat de transition professionnel (CTP), n’a concerné les salariés en fin de mission d’intérim ou les intérimaires au chômage.
Pourtant, sous l’action des gouvernements successifs, la flexibilisation du travail s’est généralisée, plongeant les emplois les moins qualifiés dans une précarité profonde et durable. « Les agences d’intérim ont réussi petit à petit à légitimer leur activité » , explique l’économiste Christophe Ramaux [^2]
. Aujourd’hui, 13 % des emplois sont précaires du fait de l’intérim et plus encore du développement des CDD.
Premier à être touché par la crise financière, l’emploi intérimaire a chuté de 32,5 % (voir graphique ci-contre) en à peine un an, et le creusement spectaculaire du chômage des jeunes (+ 11,5 % en 2008) tient en partie à cette déconfiture. « La pression et l’inquiétude sont d’autant plus fortes avec la crise, observe Dominique Glaymann, sociologue de l’intérim. Et ça devrait s’accentuer en septembre, avec la nouvelle génération de jeunes diplômés qui se présentera à l’emploi. »
« Les intérimaires sont dans une telle précarité financière qu’ils sont prêts à tout accepter, explique Guillaume, jeune thésard en science politique qui travaille en intérim pour financer ses recherches. À part le chômage ou le RMI, il n’y a rien en dessous. » Pour lui, l’intérim reste malgré tout un choix. Cela correspond mieux aux exigences de la recherche. « Ma précarité ne vient pas du travail en intérim, nuance-t-il, mais de mon statut de doctorant. » Étudiant à durée indéterminée, sans aucun revenu, il se présente dans des agences d’intérim lorsqu’il faut pallier une urgence financière.
L’instabilité inhérente au travail temporaire conduit à accepter la moindre mission. Au prix, parfois, de déclassements radicaux. « La crise est un spectre qui effraie les gens, raconte Julien, qui vient d’obtenir un diplôme de journaliste. On accepte des boulots encore plus précaires à cause de cette peur. » À l’issue d’une brochette de stages non rémunérés, il a été contraint de se mettre en intérim temporairement, le temps de trouver un travail dans sa branche. « C’est un peu piégeant parce que je voudrais garder du temps pour chercher un travail, mais j’ai besoin de payer mon loyer. »
La crise a drainé vers l’intérim beaucoup d’accidentés de l’emploi qui cherchent une solution rapide en attendant de rebondir. Morgan Cazola a travaillé dix ans comme directeur artistique. L’an passé, il a vu s’effondrer le secteur de la communication avec la baisse brutale des dépenses de communication des entreprises, qui anticipaient la crise. Le couperet fut d’une violence stupéfiante pour toute la profession.
Comme tous les directeurs artistiques d’expérience, il est le premier à perdre son emploi, que l’on remplace par des stagiaires ou des jeunes sans expérience dont le salaire est bien moindre. Ses recherches d’emploi restent inefficaces, et le mois dernier, avec la fin de ses indemnités chômage, il est contraint de passer la porte des agences d’intérim. À 35 ans, il découvre un secteur dévasté : « J’ai eu la chance de finalement trouver une mission. Mais, pendant la première semaine, l’agence n’a eu qu’une seule mission, pour du ménage, c’est dire l’état de la pénurie. »
S’il a choisi l’intérim, c’est parce que les salaires sont majorés d’une prime de 10 % pour compenser la précarité. À plein-temps, il gagne 1 440 euros par mois, 200 euros de plus que pour un CDI équivalent. Chaque mois, il doit verser 1 000 euros pour son loyer, les 200 euros de prime ne sont donc pas négligeables. En ne tombant jamais malade, l’intérim est avantageux pour les plus bas salaires. Pourtant, même les adeptes du travail temporaire s’avouent inquiets face à la crise : « Aujourd’hui, il ne faut pas être difficile, témoigne un intérimaire syndiqué à la CFTC qui refuse tous les CDI qu’on lui propose depuis vingt-trois ans pour conserver ses primes. Si vous refusez de faire quelque chose, on ne vous reconduit pas la semaine suivante. Avant, on pouvait discuter. »
« Les ouvriers manœuvres en intérim sont considérés comme des esclaves modernes , ajoute Djiby Sy, un colosse de 40 ans qui travaille comme coffreur-boiseur à Paris. En arrivant sur un chantier, on voit tout de suite qui est intérimaire. Ils travaillent plus vite et plus dur, de peur de ne pas être renouvelés. Ils restent constamment dans l’angoisse de faire des bêtises ou d’être surpris en train de discuter. »
« On ne peut pas tout rapporter à la responsabilité individuelle des patrons, estime Christophe Ramaux. Quand on est chef d’entreprise et qu’on n’a pas de visibilité sur la croissance, c’est normal qu’on soit enclin à embaucher sur une base temporaire. Il ne faut pas oublier la responsabilité sociale, celle du gouvernement. Le problème majeur, ce n’est pas la précarité, c’est le chômage. Et c’est de la responsabilité du gouvernement. »
Le chômage de masse est donc un terreau favorable au développement de l’intérim, d’autant que les gouvernements y ont souvent répondu par la « flexibilisation » du travail. « Les gouvernements successifs ont favorisé l’installation de l’intérim en suivant l’idée libérale selon laquelle le niveau de l’emploi est déterminé par un marché, explique l’économiste. S elon eux, pour que le marché du travail fonctionne bien, il faut qu’il soit flexible. On a donc considérablement flexibilisé le travail ces vingt dernières années ; pourtant, ça ne s’est pas concrétisé en matière d’emploi. On a juste réussi à déstabiliser le salariat. »
« Avec la galère, ton horizon se raccourcit, témoigne Pierre, de Génération précaire. T u n’arrives plus à anticiper sur trois jours. » Les intérimaires sont plongés dans un grand isolement, ils évoluent seuls et peinent à faire valoir leurs droits. « Les intérimaires ne sont pas défendus, déplore-t-il. L es militants des mouvements de précaires ne sont pas aussi affectés que les gens qu’ils défendent. » Une mobilisation des intérimaires est très improbable, constate Dominique Glaymann, mais « on pourrait en revanche retrouver des explosions de violence, par exemple dans certaines banlieues, qui sont fortement concernées par l’emploi intérimaire ».
« Le problème est loin d’être nouveau, rappelle un travailleur social d’une mission locale [^3]. On voit en revanche avec la crise s’installer une déprime totale et un repli des jeunes sur eux-mêmes, loin de tout esprit de révolte. Ce sont des événements ponctuels qui déclenchent des moments de révolte, ça peut émerger sur des étincelles. » Ce qui fait vraiment défaut depuis quinze ans, tranche-t-il, « c’est une véritable politique d’insertion de la jeunesse ».
Le récent « plan de relance » du gouvernement, loin de tout changement de cap, prévoit d’offrir aux agences d’intérim une partie de la mission d’insertion des Pôles emploi pour pallier leur baisse d’activité. « On privatise l’insertion, dénonce Christophe Ramaux. En somme, le gouvernement profite de la crise pour céder un peu plus au lobby des boîtes d’intérim. »
[^2]: Auteur d’Emploi : éloge de stabilité, éditions Mille et Une Nuits, 2006.
[^3]: Il reste anonyme de peur d’exposer sa structure à des coupes budgétaires.