« Sombras »
dans l’hebdo N° 1054 Acheter ce numéro
La programmation de l’Acid recelait cette année des films forts. Sombras (les Ombres), un documentaire d’Oriol Canals, faisait partie de ceux-là. Voici des extraits de la chronique quotidienne de Christophe Kantcheff à son propos :
Filmer des « ombres », c’est d’abord filmer des êtres qui ne sont pas vus par les habitants légitimes, par ceux qui ne se demandent pas pourquoi ils sont là où ils sont. C’est-à-dire les Espagnols. Les Blancs. Oriol Canals, dans Sombra s, montre en plans larges comment les Blancs, dans leur immense majorité, cohabitent à côté d’« ombres » sans avoir un regard pour elles. Sans que celles-ci entrent dans leur champ de vision. Les « ombres » sont contenues dès lors dans la périphérie de l’image, ou à l’arrière-plan, dans le décor. Ces hommes ne gâchent pas la vue des amoureux qui prennent un verre à une terrasse de café puisqu’ils sont transparents. Ils restent assis pendant des heures, comme pétrifiés, tandis qu’à côté d’eux la vie exulte dans le corps d’enfants blancs exubérants qui vont et viennent sur leurs balançoires.
Depuis qu’elles ont mis le pied en Espagne, les « ombres » sont dénuées d’existence. Ce sont des hommes désœuvrés, des morts-vivants. Mais ce qui fait de Sombras un film particulièrement précieux, c’est qu’il confronte ce vide de leur vie sociale au trop-plein de leur vie intérieure. Certains de ces sans-papiers ont en effet accepté de parler à visage découvert. Ils le font dans une petite pièce que le réalisateur a dédiée spécialement à cela, nue, avec un fond blanc, la caméra posée frontalement devant le visage de celui qui s’exprime.
Là, chacun s’adresse à sa famille restée au village et raconte toutes les épreuves traversées, la mort plusieurs fois côtoyée. Ils soulagent ainsi par la parole leur honte de ne pas être à la hauteur des illusions que les Africains se font sur la société européenne. « Il vaut mieux mourir ici que de rentrer les mains vides » , dit l’un. Parce que l’incompréhension de ceux qui attendent le retour d’un nabab et non celui d’un pauvre type se transforme en mouvement d’exclusion. Ces hommes sortent également de l’ombre, ce qui normalement ne peut être montré : les modalités du trafic de passeports auquel ils sont soumis. Pour ce faire, ils endossent le rôle de ceux qui les exploitent et reconstituent, par le moyen de la fiction, des scènes de « négociations » impitoyables.
Autant qu’un enjeu politique, la visibilité est une affaire de cinéma. Sombras, par son projet et sa forme mêmes, en est la preuve incontestable.