Act Up : Vingt ans de colère et d’invention politique
Née il y a vingt ans, Act Up-Paris a inauguré des méthodes de lutte souvent reprises par d’autres mouvements.
En s’appuyant habilement sur les médias, elle a réussi à faire entendre la voix des malades du sida.
Si l’association a obtenu des résultats importants,ses revendications restent nombreuses aujourd’hui.
dans l’hebdo N° 1055 Acheter ce numéro
En 1994, cinq ans après sa création, Act Up-Paris publiait un ouvrage collectif [[Le Sida, combien de divisions ?, Act Up-Paris, Dagorno, 1994.
À lire : Act Up. Une histoire, Didier Lestrade, Denoël, 2000.
<www.actupparis.org>.]] qui allait devenir une sorte de manifeste de l’association. Il débutait par cette phrase : « A u commencement d’Act Up, il y a la colère. » On ne saurait mieux résumer la motivation première des différentes vagues de militants de la plus radicale et la plus inventive des associations françaises de malades du sida qui se sont succédé depuis 1989.
Cette année-là, fin juin, à une époque où la plupart des associations homosexuelles et de lutte contre le sida, en premier lieu la puissante Aides, évitaient de faire le lien entre homosexualité et sida, une dizaine de jeunes gens – se déclarant au contraire ouvertement homos et séropositifs – interrompaient le joyeux cortège de la Gay Pride parisienne en s’allongeant au milieu de la chaussée. Ils étaient vêtus de tee-shirts noirs barrés des slogans « silence = mort » ou « Personne ne sait que je suis séropositif » , avec le triangle rose de la déportation des homosexuels dans les camps nazis, mais retourné, pointe vers le haut, pour marquer leur volonté de résister à l’épidémie. Avec ce premier die-in en France, cette poignée de militants faisait bruyamment irruption sur la scène publique. Act Up-Paris était né.
S’inspirant de l’association homonyme de New York sans en être toutefois une filiale, le groupe importe ainsi les méthodes américaines d’actions éclatantes et soigneusement organisées afin de livrer une image et un message clairs aux médias. Surtout, Act Up rompt avec la posture de victime qui est celle jusqu’alors présentée des malades du sida : depuis l’apparition au début des années 1980 de cette maladie d’un nouveau type, la stigmatisation des malades est telle que ceux-ci n’apparaissent alors publiquement que de façon anonyme, le visage masqué. Or, soudain, des séropositifs décident de se battre au grand jour, de prendre la parole à la première personne et, surtout, de faire de la lutte contre l’épidémie un combat politique. Prendre cette décision, à l’époque, comportait une part certaine de courage personnel puisque les médecins conseillaient plutôt aux personnes contaminées de ne pas faire d’efforts physiques et d’économiser leurs ressources. Or, de nombreux militants d’Act Up déclareront par la suite que lutter a sans aucun doute renforcé leur volonté de vivre.
Le sida frappe d’abord des minorités historiquement discriminées (homosexuels, usagers de drogues, migrants, prisonniers, etc.), définies essentiellement par des pratiques et leurs écarts par rapport au modèle dominant dans la société. Certaines voix réactionnaires ou religieuses n’ont d’ailleurs cessé, tout au long des années 1980, de laisser entendre que le sida serait le prix à payer pour une vie corrompue, voire un châtiment divin contre le péché. Mais avec Act Up, les malades ont désormais un visage : l’association montre une grande efficacité dans sa communication en direction des médias. Ce n’est pas tout à fait un hasard. Elle est fondée par trois journalistes (Luc Coulavin, qui décédera du sida quelques années plus tard, Pascal Loubet, qui quittera pour sa part l’association dès 1991, et surtout Didier Lestrade) qui connaissent bien le fonctionnement de la presse et la force des images. Ainsi, l’association soigne ses apparitions publiques, avec des visuels dépouillés respectant toujours sa fameuse charte graphique en noir et blanc (police de caractère, logo, taille des pancartes, etc.), immédiatement reconnaissables.
Act Up tranche par rapport aux autres associations, essentiellement par ses actions spectaculaires, dont la plus célèbre reste celle de l’immense capote rose recouvrant l’Obélisque de la Concorde. Outre le fameux die-in, ses militants pratiquent surtout des « zaps » contre les « ennemis » de la lutte contre le sida, en utilisant une violence symbolique – jamais physique. Devant les caméras et les micros de journalistes prévenus à l’avance, ils investissent les sièges des administrations de la santé publique ou des multinationales pharmaceutiques, s’enchaînent aux portes d’entrée, encerclent les immeubles en répétant des slogans, ou (après le scandale du sang contaminé) aspergent de (faux) sang les bureaux des personnes responsables – à leurs yeux – de l’inaction des pouvoirs publics en matière de prévention, ou des retards dans la mise à disposition de traitements contre l’épidémie. Surtout, ils pratiquent la mise en accusation et refusent de quitter les locaux envahis tant qu’un responsable décisionnaire ne vient pas s’engager devant les médias à répondre favorablement à leurs exigences de malades en sursis. Des malades que les forces de l’ordre hésitent généralement à interpeller du fait de leur état de santé.
Ces méthodes vont se révéler redoutablement efficaces et même faire école, du DAL aux associations de chômeurs dans les agences Assedic… Ainsi, alors que le nombre de ses membres actifs ne dépassera jamais 250, Act Up va rapidement bénéficier d’une grande audience dans l’opinion.
En quelques années, Act Up devient l’association phare de la lutte des malades du sida, obtenant des résultats concrets qui améliorent leurs conditions de vie à une époque où les traitements efficaces contre la maladie n’existent pas encore, et où chaque mois Action , la lettre d’information d’Act Up-Paris, paraît avec une mention en couverture annonçant la disparition de militants ou d’amis.
À la différence d’Aides, la plus importante des associations françaises de lutte contre le sida en termes de militants et de budget, Act Up est une association « politique », dans le sens où elle ne mène aucune action caritative, d’accompagnement ou de soutien psychologique ou matériel aux malades. Mais si elle est célèbre pour ses fameux « zaps », l’association va – chose moins connue – créer sa propre expertise de tout ce qui a trait au sida : en matière de traitements, de rapports avec l’État et les administrations, d’usage de drogues, de politiques de santé publique, d’étrangers, d’homophobie, etc. Organisé en commissions, ce travail plus souterrain produit un savoir important chez les militants, d’autant plus portés au travail qu’ils se battent pour leur survie, et dont le sérieux est largement reconnu par les médecins, les administrations ou les chercheurs des laboratoires pharmaceutiques. Un travail qui renverse en quelque sorte le rapport savoir/pouvoir, et qui est sans doute l’un des plus grands apports d’Act Up.
Avec cette expertise et la force de ses actions, l’association contribue pour une large part à obtenir des mesures cruciales pour les séropositifs en France : entre autres, la prise en charge à 100 % des traitements contre le sida, la mise en place de l’allocation adulte handicapé pour ceux qui ne peuvent plus travailler, la suspension des peines d’emprisonnement pour les prisonniers malades, ou encore l’inexpulsabilité des sans-papiers séropositifs…
Si, à la fin des années 1990, la question de la survie commence à se faire moins aiguë avec l’arrivée des trithérapies, les problèmes d’accès aux traitements dans les pays du Sud occupent peu à peu une plus grande place dans les combats de l’association. Cette question – toujours pas résolue aujourd’hui – devient cruciale dans les années 2000. Act Up dénonce en particulier les brevets déposés par les grands laboratoires et les prix de vente des traitements, inabordables dans les pays pauvres.
Si les questions internationales demeurent l’un des grands combats d’Act Up-Paris, l’association a néanmoins souligné, lors de la conférence de presse pour ses vingt ans, combien elle devait rester vigilante face aux attaques du pouvoir contre les acquis. Et de dénoncer les placements en centres de rétentions de nombreux sans-papiers séropositifs ou les multiples tentatives de déremboursements des médicaments dits « de confort », pourtant essentiels aux malades vu la lourdeur des traitements antirétroviraux. Alors qu’il y a aujourd’hui plus de 200 000 séropositifs en France, Act Up rappelle qu’un sur deux vit en dessous du seuil de pauvreté et qu’un quart n’a pas accès à un logement décent. Sans oublier l’interdiction de voyager dans de nombreux pays, le sida étant la seule maladie pour laquelle certains États refusent l’entrée des personnes infectées. C’est pourquoi Act Up est « au regret » d’annoncer, après vingt ans, qu’elle doit poursuivre ses combats.