Au risque de Jacob Zuma
Le nouveau président de la République affirme vouloir continuer l’œuvre de Nelson Mandela, mais ses opposants le peignent comme autoritaire et démagogue. Tribune de Denis-Constant Martin*.
dans l’hebdo N° 1055 Acheter ce numéro
Costume sombre, parole ferme et digne, Jacob Zuma, élu le 7 mai à la présidence de la République d’Afrique du Sud, s’est présenté lors de sa prestation de serment en homme d’État. Il a insisté sur sa volonté de remettre à l’honneur les idéaux de la lutte incarnée par Nelson Mandela et s’est projeté comme un homme du renouveau ayant pour priorité la lutte contre la pauvreté. Son gouvernement, a-t-il affirmé, sera au service de tous les Sud-Africains, de quelque origine qu’ils soient ; il devra être travailleur et honnête. En ce 9 mai, devant la foule assemblée, sa gravité presque raide contredisait les images le plus souvent montrées pendant la campagne électorale : en militant portant T-shirt et blouson de cuir, orateur flamboyant, chanteur et danseur convaincant ; en traditionaliste zoulou, polygame, danseur encore mais vêtu de peaux de léopard. De toute évidence, une fois élu, il a d’abord voulu désamorcer les inquiétudes qu’il n’a cessé de susciter depuis plusieurs années.
Jacob Zuma fut vice-président de Thabo Mbeki, ce dernier l’ayant contraint à démissionner en juin 2005, arguant des présomptions de corruption qui pesaient sur lui. Les procédures se sont ensuite multipliées jusqu’au début 2008. Accusé de viol sur une jeune femme séropositive, il est acquitté en 2006 mais laisse l’image affligeante d’un homme croyant encore qu’une douche peut prévenir toute contamination. Soupçonné d’avoir touché des commissions lors d’achat d’armements à Thalès, il bénéficie d’un non-lieu pour vice de forme. Aux yeux de ses partisans, tout est le résultat d’un complot ourdi par Thabo Mbeki pour l’éliminer. Finalement, Jacob Zuma prend la direction de l’ANC (Congrès national africain), devient son candidat à la présidentielle, et l’emporte.
Le Congrès s’est, encore une fois, imposé avec 65,9 % des suffrages exprimés. Pourtant, ce score impressionnant (qui ne lui donne pas les 2/3 des députés nécessaires pour modifier la Constitution) masque des changements notables. Pour la première fois depuis 1994, l’ANC ne progresse plus ; s’il conquiert le gouvernement du KwaZulu-Natal, il reperd celui du Western Cape, que le principal parti d’opposition, une Alliance démocratique (DA) renforcée, dirigera [^2]. D’autre part, une nouvelle formation, le Congrès du peuple (Cope), lancée en décembre 2008 par des dissidents de l’ANC, réussit une percée malgré une campagne calamiteuse et un candidat jusque-là quasiment inconnu. Il ne recueille que 7,42 % des voix mais, multiracial à majorité africaine, il a entamé la légitimité historique de l’ANC. Alors que les différences idéologiques sont en réalité minimes, l’ANC reste populaire du fait de son rôle dans la défaite de l’apartheid. Face à une DA surtout dirigée par des Blancs, il lui était facile de stigmatiser l’opposition comme nostalgique du passé et raciste ; avec le Cope, cet argument ne tient plus. Et la répartition des suffrages apparaît désormais clairement liée aux appartenances sociales. L’électorat de l’ANC est majoritairement africain ; il est surtout défavorisé et en grande partie rural. Le Congrès fait ses meilleurs scores dans des régions pauvres ; il demeure aussi le parti des jeunes qui ne trouvent pas de travail. À l’inverse, si beaucoup de ceux qui ont voté DA sont blancs, ils sont aussi les plus riches, et sa victoire dans le Western Cape tient au fait que beaucoup de « métis », majoritaires dans cette province, après s’être progressivement ralliés à l’ANC, ont été déçus par les performances calamiteuses du gouvernement régional et ont, cette fois-ci, soutenu la DA. Le Cope, enfin, obtient ses meilleurs résultats, comme la DA, dans les provinces riches et chez les électeurs instruits et aisés. Il a bénéficié du report protestataire de citoyens de gauche qui ne veulent plus voter ANC. Ainsi, bien plus que par des identifications raciales, les votes ont été motivés par une appréciation pragmatique des performances des gouvernements national et provinciaux.
Jacob Zuma l’a bien compris, qui dit avoir rassemblé son équipe pour assurer l’efficacité du travail gouvernemental. C’est en effet la seule possibilité de relancer les politiques sociales car les perspectives économiques ne lui laissent pas grande marge de manœuvre. Il lui a fallu rassurer les partenaires internationaux qu’effraye ce tribun appuyé par les syndicats (Cosatu) et le PC : il a proclamé que les politiques économiques ne changeraient pas et, si le gouvernement comprend plusieurs communistes et syndicalistes, ils pourraient bien s’y trouver neutralisés. De même, la nomination d’un Blanc conservateur comme secrétaire d’État à l’Agriculture est un signe qu’aucune confiscation de terres à la zimbabwéenne n’est envisagée.
Dans l’Afrique du Sud d’après les élections coexistent de bruyants enthousiasmes et une forme de sérénité fataliste. Jacob Zuma porte les espoirs des plus pauvres ; beaucoup attendent de voir ce qu’il pourra faire dans une situation de crise internationale. Les problèmes n’ont pas changé : les inégalités sont parmi les plus fortes du monde ; la délinquance et la violence sont effrayantes, mais semblent s’être stabilisées ; le sida fait toujours environ mille victimes par jour en dépit du lancement, depuis quelques mois, de véritables programmes de prévention. Les prévisions de croissance ne sont pas trop mauvaises, la bonne résistance du secteur bancaire sud-africain et une politique de grands travaux (en partie liés à la préparation de la Coupe du monde de football en 2010) ont eu un effet amortisseur. Mais le chômage, déjà insupportable, ne cesse d’augmenter pour atteindre officiellement 23,5 % et, en réalité, plus de 40 %, davantage encore chez les jeunes Africains. Le risque qu’a pris Jacob Zuma en se présentant comme le candidat de la réforme sociale est de décevoir profondément. Certains observateurs n’excluent pas une évolution vers un désordre auquel répondrait l’autoritarisme. D’autres tablent sur les qualités qu’ils attribuent à Jacob Zuma : ce chef retors est un autodidacte conscient de ses lacunes, prêt à entendre les conseils, et il s’est souvent révélé fin conciliateur. Dans l’immédiat, les poursuites engagées avant l’élection contre le dessinateur Zapiro (le Plantu sud-africain) pour atteinte à la réputation de Jacob Zuma (il l’a représenté en violeur de Dame Justice) inquiètent, comme les insultes racistes lancées par des sénateurs ou des militants des jeunesses de l’ANC à l’encontre de la dirigeante de la DA, Helen Zille. Les attentes de changement sont énormes : il faut s’attaquer avec détermination et rapidement aux problèmes de l’enseignement, de l’emploi et de la santé publique, etc.
La base de l’ANC et des syndicats a montré récemment sa puissance dans les instances décisionnelles du parti, et celles-ci entendent reprendre la main sur le gouvernement ; que se passera-t-il si les désenchantements sont trop intolérables ? Les élections ont indiqué que le dynamisme démocratique de la société est intact et que les militants de l’ANC, les organisations non gouvernementales et les partis d’opposition peuvent tenir un rôle de chien de garde et d’aiguillon du pouvoir. L’hypothèse optimiste table sur l’établissement de relations fructueuses entre Zuma, l’opposition (surtout si elle s’alliait afin de débarrasser la DA de son héritage blanc) et la société civile, qui seraient le moteur d’une évolution paisible, retrouvant les idéaux des années 1990. Mais elle ne pourra se réaliser que si le Président montre que ses promesses de campagne n’étaient pas de vains mots.
[^2]: L’Afrique du Sud compte neuf provinces dotées chacune d’un gouvernement jouissant d’une relative autonomie.