Deux Iran face à face
dans l’hebdo N° 1057 Acheter ce numéro
Où va l’Iran ? Trois jours après cette élection présidentielle au résultat contesté, des centaines de milliers de manifestants ont envahi, lundi, l’avenue Azadi, la principale artère de Téhéran, pour exiger l’annulation du scrutin. Assis sur le toit d’une voiture, porte-voix en main, le candidat malheureux, Mir Hossein Moussavi, haranguait la foule comme un tribun ouvrier. Image étonnante que celle de cet homme de 68 ans, ancien Premier ministre de l’ère Khomeiny, promu leader de la contestation alors qu’il n’est pas moins que son rival – il l’est peut-être même davantage que lui – enfant du régime. Comme Mahmoud Ahmadinejad, il a franchi le filtre du Conseil des gardiens, cette instance vétilleuse qui dispose du pouvoir exorbitant de présélectionner les candidats. Comme lui, et plus que lui, il est du sérail. Comme lui, il offre aux mollahs la garantie que les fondements du régime islamique, quoi qu’il en soit, ne seront pas remis en cause. Car tout se passe, pour l’instant encore, à l’intérieur d’un périmètre qui est celui des institutions mises en place par la révolution islamique de 1979. Pour les dignitaires du régime, c’est l’horizon indépassable. C’est dans ce cadre que se mène la bataille pour la démocratie. Une démocratie certes particulière, mais d’une étonnante vitalité. Le 12 juin, 85 % des Iraniens en âge de voter se sont rendus aux urnes. L’engouement a été tel qu’il a fallu repousser à minuit l’heure de la fermeture des bureaux. Cet enthousiasme populaire ferait bien des envieux dans nos régions.
On peut cependant se demander si le mouvement qui porte actuellement Mir Hossein Moussavi ne le dépasse pas déjà. Si la logique de la contestation (et de la répression) ne finira pas par conduire l’Iran bien au-delà des contours du régime islamique. À l’insu de ses leaders. Et peut-être même sans que les manifestants expriment ouvertement l’exigence d’un changement radical. Ce serait alors une sorte de « Perestroïka » à l’iranienne. Comme dans l’Union soviétique de la fin des années 1980, l’assaut viendrait du cœur même du régime. Tout cela n’est pas impossible car les germes d’une véritable révolution démocratique existent. Mais gardons-nous tout de même des effets d’optique, s’agissant des rapports de force. L’expérience prouve que nous avons beaucoup de mal, dans les pays occidentaux, à comprendre l’Iran. France 2 n’avait rien trouvé de mieux, dimanche soir, que d’inviter le fils du shah pour commenter la situation. C’est le comte de Paris analysant Mai 68. Nous avons des difficultés à saisir les aspects pluralistes du système, ses débats, ses conflits. Nous avons tôt fait de le confondre avec une dictature militaire, genre Pinochet. Les événements montrent que la réalité est plus complexe. Nous peinons surtout à apercevoir l’autre Iran, celui qui ne nous ressemble pas. Celui que, spontanément, nous n’aimons pas parce qu’il nous paraît indéchiffrable et lointain. Celui des faubourgs et des campagnes. Les manifestants qui répondent à l’appel de Mir Hossein Moussavi, ou qui le devancent, ce sont les citadins. Leurs porte-parole sont des étudiants et des universitaires. Nos micros se tendent vers des intellectuels qui crient leur colère dans un français irréprochable. C’est l’Iran des élites, sensible à l’image internationale de leur pays. Mahmoud Ahmadinejad, lui, s’appuie sur le pays que nous ne voyons pas, miséreux et parfois illettré. Celui qui ne parle jamais français et qui ne répond pas à nos interviews.
Probablement, le score du président sortant a-t-il été « amplifié ». Mais force est de constater que, pour l’instant, la présomption de fraude s’appuie davantage sur des déductions sociologiques que sur des témoignages. Que s’est-il donc passé autour des urnes, vendredi 12 juin ? Pour une part, il y a les turpitudes du clan Ahmadinejad, soutenu par le « Guide suprême », Ali Khamenei ; mais, pour une part aussi, il y a la tendance des Occidentaux à prendre leurs désirs pour des réalités, et à ne pas vouloir considérer les profondeurs du pays. Là où le discours de résistance culturelle à l’Occident est le plus payant. Et où l’instrumentalisation du conflit israélo-palestinien peut tenir lieu de programme. Là où la question du nucléaire est brandie comme un symbole d’indépendance et de fierté nationale. Là où la politique américaine de ces huit dernières années a été exploitée par des démagogues. Car il ne suffit pas de soutenir les manifestants, ou de crier notre haine d’Ahmadinejad. Encore faudrait-il le priver de ses arguments. Il tire profit des sanctions économiques pour rendre responsable l’étranger de l’inflation et du chômage. Il a tiré profit de la guerre d’Irak. Il tire profit de l’irrédentisme israélien. Et si la contestation iranienne ne l’emporte pas, il tirera profit du dernier discours de Nétanyahou.
Ces deux-là, le Président iranien et le Premier ministre israélien, sont faits pour s’entendre. Le premier unifie sa base électorale sur la haine d’Israël ; le second continue d’instrumentaliser la « menace iranienne » pour détourner son opinion de la question palestinienne. Son dernier discours est, une fois de plus, un modèle de double langage : un « État palestinien » , mais « démilitarisé » , et sans Jérusalem-Est, mais avec des colons toujours plus nombreux. Et un État hébreu qui se définit comme juif, au mépris de 20 % d’Arabes. Le bellicisme de l’un entretient le bellicisme de l’autre. L’Iran a au moins un avantage sur Israël : la moitié du pays a pris la rue pour dire sa honte d’être aussi mal représentée.
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Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.