Une femme disparaît

Dans « la Cause des portraits », splendide récit des origines, l’historien de l’art
Jean Louis Schefer revient sur celle qui lui a donné le goût des images.

Christophe Kantcheff  • 25 juin 2009 abonné·es

Avec la Cause des portraits , Jean Louis Schefer publie un livre qui opère un décalage par rapport aux essais d’histoire de l’art, de théorie du cinéma ou de critique littéraire qu’il écrit habituellement. Comme s’il avait ressenti la nécessité de faire le point, à 70 ans, sur ce qui a décidé de sa destinée d’homme épris d’images et de représentations symboliques, d’en trouver la « cause », il se livre ici à une sorte d’enquête sur lui-même, sur son enfance, composant ainsi un récit des origines.

L’entreprise est évidemment proustienne, les quelques allusions à la Recherche ne sont pas fortuites, et l’inclination pour les phrases sinueuses, parsemées de parenthèses, écarte toute ambiguïté quant au modèle tutélaire dont, pourtant, Jean Louis Schefer ne reste pas prisonnier. Car la Cause des portraits a sa beauté et son économie propres.
Ce qui s’impose en effet : une très grande tenue d’écriture. La charpente élaborée de la syntaxe, la précision du verbe, la netteté du trait : la manière de Jean Louis Schefer est assurément classique, voire parfois aristocratique en ce qu’elle ne se laisse pas toujours pénétrer sans effort, mais elle génère un ravissement incontestable, et entraîne volontiers vers un état contemplatif.

C’est que Jean Louis Schefer, plus qu’il ne raconte des événements ou des péripéties de son enfance, en décrit des scènes, des paysages, ceux du monde extérieur comme ceux qu’il portait en lui. Ainsi lui adviennent ses souvenirs, comme une mosaïque éclatée, où les ennuyeux personnages de haut rang fréquentant sa famille côtoient les aventures (mal) dessinées de Bibi Fricotin ou cinématographiques du « stupide » Pinocchio, où un séjour en Hollande aux ambiances bruegheliennes débouche sur la rencontre avec une jeune femme, Françoise, qui va lui donner le goût des « chimères » , c’est-à-dire celui de la peinture, envers laquelle Jean Louis Schefer note qu’il éprouvait un « attachement musical »…

Il fallait un centre à cet apparent chaos : il prend la figure de cette jeune femme, qui emmène le petit Jean Louis devant les tableaux du ­Louvre, les Chardin, les Fra Angelico…, qui les réunissent tous deux dans la même admiration. « Est-ce parce que je l’aime si certainement et si naturellement que les tableaux que nous regardons ont aussitôt un sens secret, imprononçable aussi par crainte de détruire le rayonnement qui m’entoure et si sacré, si énigmatique pourtant que je vais passer une moitié de ma vie à vouloir les comprendre… » Françoise se retirera peu après du monde pour entrer dans les ordres, laissant au garçon affligé, pour tout témoignage tangible d’elle-même, un portrait de jeune fille de l’École rhénane.
Le geste, a priori innocent, affectueux, est en fait chargé de sens, et à dire vrai vertigineux, et renvoie lui aussi à ce que l’enfant fera de sa vie. Tenter de déchiffrer les tableaux permet-il de voir ce qu’ils cachent ? L’image s’est-elle désincarnée dès lors que le corps de Françoise se retirait du monde ? Des questions qui ont autant à voir avec ce qui se joue entre les deux visages, celui de Françoise et celui du portrait, qu’avec la recomposition de la mémoire, et la possibilité d’en faire part. C’est là tout l’enjeu de la Cause des portraits. Et toute sa splendeur.

Culture
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