Bernard Lavilliers : « Je suis anar, mais l’analyse marxiste, je respecte »
À l’occasion de la sortie d’un DVD où il interprète Léo Ferré, le chanteur revient sur son parcours. Il réaffirme un engagement jamais démenti auprès des travailleurs ou des prisonniers. Et dénonce avec vigueur le processus qui a mené à la crise du capitalisme.
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Trente mille personnes ont assisté en 2006 aux douze concerts de Bernard Lavilliers en hommage à Léo Ferré, avec l’orchestre national de Lyon. Le DVD d’un de ces récitals, filmé le 24 octobre 2006 à l’auditorium Maurice-Ravel de Lyon, est aujourd’hui en vente. Le chanteur y interprète vingt-cinq titres de son ami Léo – dont certains furent écrits par Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Louis Aragon ou Jean-Roger Caussimon. Le baroudeur stéphanois – 23 albums, quarante années de carrière – parle à Politis de Ferré, d’Aragon, de ses engagements et de ses voyages.
Politis : Tout jeune, avant de partir au Brésil, vous avez été ouvrier à Saint-Étienne. En Mai 68, vous chantiez dans les usines occupées. Aujourd’hui, vous chantez pour les ouvriers licenciés…
Bernard Lavilliers : Les gens donnent huit heures de leur vie par jour à des multinationales qui s’arrogent tous les droits, qui les virent ou veulent les contraindre à devenir des « intermittents du travail » – bosser une semaine, chômer une autre. Quand je rencontre les salariés, je ne leur fais pas la morale, je tente de leur remonter le moral. Je leur conseille de se syndiquer, parce que l’hécatombe ne va pas s’arrêter là… C’est scandaleux qu’il n’y ait que 9 % de syndiqués. Certes, les syndicats sentent un peu la poussière, sans doute leurs vieux relents de trotskisme ne collent-ils pas à ce qu’attendent les salariés. Je suis très anar, donc je n’aime pas Trotski… Par contre, l’analyse marxiste, je respecte. D’ailleurs, avec la crise, beaucoup relisent le Capital. Il faut aussi relire les Grecs, leur démocratie.
Plusieurs de vos textes (« les Mains d’or », « Bosse », « Killer ») parlent du travail. Quel est votre sentiment sur la crise du capitalisme ?
C’est un long processus qui nous a menés là. Cela a commencé dans les années 1970, quand on a fermé la sidérurgie. Les pays du Sud, à qui le Nord piquait le pétrole et les matières premières, ont commencé à fabriquer leurs propres produits, moins chers. Puis Bernard Madoff et d’autres fous furieux spéculateurs ont joué avec le pognon des salariés. Notez que ce pognon – notre pognon – se trouve bien quelque part. Aujourd’hui, rien n’a changé, les médias nous bassinent avec les mecs de Google, leur cherchant des qualités humaines… En fait, ces patrons non plus n’en ont rien à foutre des gens. Là aussi, il s’agit du capitalisme le plus dur.
Vous chantez aussi dans les prisons. Vous interprétez « Merde à Vauban », où Ferré parle du bagne de l’île de Ré. Votre chanson « Betty » (1981) évoque aussi l’univers carcéral. Que pensez-vous du climat sécuritaire actuel ?
Afin de faire plaisir aux électeurs de Le Pen, le gouvernement remplit les prisons, notamment au moyen des peines planchers. Il y a quelques semaines, je me suis rendu dans une centrale près de Châteauroux. Les détenus m’y avaient invité. Pour pénétrer là-dedans, j’ai dû franchir neuf portes. Neuf ! Évidemment, je n’ai rien pu voir de leurs conditions de détention. On était dans la chapelle/salle de cinéma, ils étaient tous là, les longues peines. Je n’avais pas mis « Betty » à mon répertoire, car je trouvais les paroles trop dures à entendre pour des mecs voués à rester enfermés des années encore. Mais ils ont insisté. Alors j’ai chanté « Betty ». C’était terrible. En partant, je leur ai offert ma guitare. C’était le moins que je puisse faire.
Votre interprétation de « l’Affiche rouge » prend aux tripes, on ressent toute votre émotion, comme on la ressent dans votre chanson « la Mort du Che » (2004)…
L’histoire de cette chanson, « la Mort du Che », a commencé par des photos que le photographe Alberto Korda m’avait données. On y voit le corps de Guevara, tombé dans la sierra bolivienne en octobre 1967. À mon avis, le Che n’était plus d’accord avec Fidel Castro et la tournure que prenaient les événements à Cuba. Il se sentait au bout du rouleau, alors il s’en est allé. Vers la mort. Son parcours montre qu’il était bien au-dessus de tous ces gens : de Castro. De ceux qui l’ont tué. De ceux qui vendent son image.
Quelles ont été les principales difficultés de ces concerts en hommage à Léo Ferré ?
Une scène de soixante-dix musiciens, c’est une très grosse machine. L’orchestre national de Lyon est l’un des meilleurs, réputé dans toute l’Europe pour ses opéras. Nous faisions une répétition, une seule, la veille de chaque concert, pour diriger l’interprétation du chef d’orchestre sur ces vingt-cinq titres, tous très divers, afin d’offrir le meilleur éventail de l’œuvre de Léo. Je guidais au moyen du texte : à tel mot devait entrer en scène tel instrument… À ce niveau, on ne peut pas se permettre la moindre erreur, le public ne le pardonnerait pas. Sur scène, tel que vous me voyez, j’ai l’air relax mais, en réalité, je tiens très court les rênes du cheval ! Sans doute ne pourrait-on plus réaliser une telle performance.
En 1976, vous êtes en tournée avec Léo Ferré, à l’occasion de votre album les Barbares…
Ce fut une tournée proprement hallucinante, bordélique, une tournée « alternative » comme on disait à l’époque. On dormait dans un bus. D’ailleurs, les organisateurs se sont barrés avec la caisse ! Il y avait avec nous le groupe de jazz-rock Magma, qui explosait les décibels et chantait dans une langue qu’il avait inventée, le kobaïen. Léo et moi nous étions déjà croisés auparavant, mais notre véritable rencontre eut lieu lors de cette tournée mémorable : le soir, on parlait de poésie, de femmes, de vins… Dans chaque artiste, il y a un sale gamin qui traîne.
On retrouve dans ce récital « Est-ce ainsi que les hommes vivent » d’Aragon, que vous chantiez en 1979 sur l’album O Gringo…
En 1979, j’avais envoyé la cassette d’ O Gringo à Léo. Je me demandais s’il allait apprécier mon interprétation de cette chanson… En intro, j’y avais mis le bruit d’un hélicoptère, qui installe une tension musicale : j’ai eu cette idée en partie à cause d’Apocalypse Now, sorti au cinéma la même année. « Est-ce ainsi que les hommes vivent » parle en effet d’une prostituée dans un bordel pour soldats. Louis Aragon m’avait raconté être intervenu comme médecin dans un tel boxon juste après 14-18 ! On trouve dans ces vers toute l’ironie d’Aragon : « Elle travaillait avec vaillance pour un artilleur de Mayence qui n’en est jamais revenu » … Parfois on a envie de ralentir ce texte incroyable pour mieux encore l’apprécier.
Quand repartez-vous en voyage ?
Je retourne bientôt au Liban. Canal + m’a donné une petite caméra pour réaliser un documentaire. Je vais me balader un peu partout, dans le Sud chez le Hezbollah, dans l’Est chez les Druzes… Le Liban, c’est grand comme un département français, et pourtant si divers, avec ses paysages bibliques, ses forteresses datant des Croisés, aujourd’hui encore utilisées par les belligérants ! Un vers du poète turc Nazim Hikmet pourrait résumer la situation : « Comme le scorpion, mon frère. » Ces lieux m’avaient déjà en partie inspiré l’album Un samedi soir à Beyrouth (2008). Quand j’y étais en 2006, c’était un peu avant la guerre, ça canardait déjà. Il y avait le Hezbollah, l’armée libanaise, les Israéliens, les Casques bleus… Un matin, dans la brume qui se levait sur la plaine de la Bekaa, on croise des soldats indiens. Des sikhs. Avec de magnifiques turbans rouges, de grands sourires blancs et des regards bleu métallique. C’est cela, mon pays. Ce sont ces moments-là. Je suis citoyen de mes chansons.