Condamnés à l’absurde

Marie Cosnay témoigne de ce qu’elle a vu et entendu à des audiences d’étrangers présentés au juge des libertés et de la détention à Bayonne.

Christophe Kantcheff  • 2 juillet 2009 abonné·es

Il y a quelques mois paraissait un livre collectif, Il me sera difficile de te voir  [^2], qui réunissait des correspondances littéraires de 13 écrivains français et autant de confrères africains sur les conséquences de la politique d’immigration de l’État français. Parmi les contributeurs : Marie Cosnay, jeune auteure d’une quarantaine d’années, qui a à son actif plus d’une demi-douzaine de récits et de fictions. Sa participation n’était manifestement pas de circonstance. Car elle fait paraître aujourd’hui, toujours autour du même sujet, mais cette fois sous sa seule signature, Entre chagrin et néant, qui a pour sous-titre Audiences d’étrangers  [^3].

Entre chagrin et néant témoigne de ce que Marie Cosnay a vu et entendu, de mai à septembre 2008, aux audiences de sans-papiers présentés au juge des libertés et de la détention de Bayonne, qui décide du placement des étrangers dans les centres de rétention administrative. Marie Cosnay s’est évidemment beaucoup interrogée sur la forme de son texte. Elle en fait part dans un avertissement introductif, où elle évoque notamment la question des noms qu’elle donne à chacun des protagonistes (les étrangers présentés au tribunal, les juges, les représentants du préfet, les avocats, les militants de la Cimade), et ce qu’elle a gardé de ces audiences, qui relève d’une éthique d’écrivain : « J’ai voulu la semblance, le respect de chacun » , écrit-elle.
Ainsi, assise sur les bancs réservés au public, Marie Cosnay a pris des notes qu’elle a ensuite retravaillées en cherchant la plus grande littéralité possible, modifiant certaines formulations qui, de l’oral à l’écrit, pouvaient prendre des résonances tantôt ironiques ou soupçonneuses, alors qu’elles n’y étaient pas initialement. En somme, l’auteure a fait de son stylo une caméra, enregistrant les paroles, bien sûr, mais aussi captant là un geste, ici une expression, là encore une inflexion de voix. On pense à certains documentaires de Raymond Depardon (sans la condescendance qui y transparaît parfois), mais surtout au cinéma de Frederick Wiseman, dont la subjectivité reste toujours en retrait, alors que ses films offrent une vision extrêmement critique des institutions, en l’occurrence américaines.

Car il s’agit bien de cela, avec Entre chagrin et néant  : de la mise à nu d’un système irrationnel qui obéit aux législations française et européenne en matière de politique migratoire, en particulier le Ceseda, le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. En fait, à l’image d’insectes englués dans une toile d’araignée, ceux qui sont désignés comme sans-papiers sont ici pris dans les rets d’un imbroglio juridico-administratif, qui n’est pas là pour être juste, mais, comme le souligne Marie Cosnay, pour faire du chiffre.

Car le paradoxe de cette situation, c’est que nombre de ces étrangers ont été arrêtés alors qu’ils étaient en train de sortir de France, dénués du document nécessaire aux yeux de l’État français. « Vous avez devant vous quelqu’un qui retournait tranquillement au Portugal » , dit ainsi à la cour l’avocat d’un homme appréhendé en Espagne et remis aux autorités françaises. Il y a quelque chose de kafkaïen à voir un pays incarcérer un partant pour mieux l’expulser ensuite, une procédure judiciaire, qui ne se prononce jamais sur le fond, se substituer à un acte administratif, ou une remise en liberté ne tenir qu’à un fil, à l’absence d’interprète au tribunal, par exemple.
En lisant Entre chagrin et néant, on pense à cette célèbre formule de Cocteau : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs. » Parce que tous les magistrats se fondent dans une machinerie judiciaire ubuesque, avec plus ou moins d’aisance, mais sans jamais la critiquer dans l’enceinte du tribunal. Marie Cosnay rappelle cette citation d’un autre auteur, Walter Benjamin : « Le droit condamne à la faute. » Elle explicite : « Ce sont les violences légales qu’il faut contester. À quoi reconnaît-on les forces du droit, demande Walter Benjamin. À la soumission à leurs fins. […] La mise à l’écart des étrangers dans un pays donné n’est pas une violence naturelle mais une fin légale, une violence dont il faut débattre, que des contre-violences réfléchies doivent venir contester et affaiblir. »

On aura compris qu’ Entre chagrin et néant joue peu sur la fibre de l’émotion mais occupe de plain-pied le terrain politique, d’autant que ce livre d’intervention en appelle aux consciences de chacun de nous, au nom de qui cette « justice » est faite. Mais est-il un livre de littérature ? Il en emprunte les moyens. En particulier la possibilité de la durée, ce qui permet de voir revenir à la barre les mêmes infortunés que l’on renvoie pour la deuxième ou troisième fois en centre de rétention, c’est-à-dire dans une prison bis, pour d’improbables retards bureaucratiques. On touche là ce qu’aucun article de presse ne pourra restituer. C’est sans aucun doute : Entre chagrin et néant relève de la littérature de la douleur et de l’absurde.

[^2]: Aux éditions Vent d’ailleurs (voir Politis n° 1041).

[^3]: Elle fait paraître simultanément Noces de Mantoue, aux mêmes éditions Laurence Teper.

Culture
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