Contre le « ressenti d’appartenance »
Daniel Sabbagh* interroge le principe de l’autodéclaration pour mesurer la diversité. Car c’est l’identité perçue par le discriminant – et non par le discriminé – qui entre en ligne de compte.
dans l’hebdo N° 1061 Acheter ce numéro
À supposer qu’il soit nécessaire de « mesurer la diversité » de la société française pour mieux « lutter contre les discriminations » , comment devrait-on s’y prendre ? Sans prétendre apporter à cette question épineuse une réponse en bonne et due forme, on voudrait ici attirer l’attention sur les limites de l’option autodéclarative aujourd’hui défendue par la grande majorité des partisans plus ou moins déclarés des « statistiques eth niques ». Plus précisément, le « ressenti d’appartenance » et l’autodéclaration, dans son principe, soulèvent des difficultés dont rien ne garantit qu’elles s’avèrent surmontables.
La première tient à la volatilité des réponses quant au sentiment d’identité enregistrées par ce biais, ainsi qu’à leur pluralité et à leur probable dispersion en l’absence d’une liste fermée de catégories à l’intérieur de laquelle le choix de l’individu se trouverait circonscrit. On sait notamment que le nombre de personnes déclarant une origine varie en fonction du fait que cette origine se trouve ou non mentionnée dans les réponses proposées et de son rang d’apparition dans les catégories énumérées. Et, dans bon nombre de pays, la variabilité des résultats obtenus est aussi favorisée par une formulation subjectiviste de la question correspondante. Aux États-Unis, par exemple, la question 6 sur le formulaire du recensement décennal invite la personne interrogée à indiquer la ou les race(s) auxquelles « il ou elle estime appartenir ». Dans le contexte français, où la légitimité des classifications ethnoraciales demeurerait problématique, il n’est guère étonnant que les partisans des « statistiques de la diversité » estiment nécessaire de recourir à des précautions oratoires du même type. De là la tentation de s’en remettre au fameux « ressenti d’appartenance ».
Cette formulation ne fait cependant qu’aggraver ce qui demeure la faiblesse principale du recours à la méthode autodéclarative : sa foncière inadéquation à la finalité de l’action antidiscriminatoire. En effet, le fondement de la décision d’un acteur coupable de discrimination ethnoraciale réside dans la « race » ou l’origine de la victime telles que perçues par lui, non dans la race ou l’origine à laquelle l’individu ainsi pénalisé s’identifierait subjectivement. Eu égard au degré probable d’imprégnation des protagonistes par la culture politique républicaine, est-il judicieux de postuler que le sentiment d’appartenir à une « communauté » arabe ou kabyle, par exemple, constituerait un indicateur fiable de l’exposition de l’individu concerné à des pratiques discriminatoires sur la base de son assignation à cette « identité » telle qu’opérée de l’extérieur ? Il est permis d’en douter. Même si l’on admet que, en pratique, l’autoclassification est aujourd’hui la seule méthode de collecte des données relatives aux divisions « ethniques » politiquement envisageable – du moins la seule que l’ONU tienne pour compatible avec l’obligation de ne pas attenter à la dignité des personnes –, il serait plus approprié que la question correspondante porte sur « la perception de la perception de soi par autrui ». Plus précisément, elle devrait plutôt prendre une forme telle que « De manière générale, pensez-vous que les autres vous identifient comme : », suivie d’une énumération de catégories juxtaposées et non subsumées dans une désignation générique polarisante comme « race » ou « ethnicité ».
Ces questions de « méthode » n’ont rien de secondaire. Certes, il est des cas dans lesquels le degré de sédimentation historique des catégories ethnoraciales et leur intériorisation par les acteurs sont suffisamment élevés pour que les discordances entre les résultats de l’autoclassification et de la classification de l’individu par autrui soient relativement négligeables. Il en va ainsi pour les Noirs américains. Mais qu’en est-il dans le contexte français pour les différents « groupes » en présence ? Et qu’en sait-on exactement ? À la vérité, presque rien. Par conséquent, indépendamment de son admissibilité juridique, l’utilité même d’une mesure de la diversité fondée sur le « ressenti d’appartenance » , au regard de l’objectif antidiscriminatoire, n’est nullement établie.