Des citoyens à part entière
Réunis à Porto lors de la 5e Conférence latine pour la réduction des risques liés à l’usage de drogues, des professionnels ont rappelé qu’une politique de santé efficace exige le respect des droits des usagers.
dans l’hebdo N° 1061 Acheter ce numéro
La 5e Conférence latine pour la réduction des risques liés à l’usage de drogues (Clat 5) s’est tenue à Porto du 1er au 4 juillet, accueillant des délégations des pays du sud de l’Europe (Suisse, Italie, Espagne, Portugal et France) ainsi qu’un nombre important, cette fois, de représentants de pays latino-américains (Brésil, Argentine, Colombie…) et quelques-uns du Maghreb.
Nées en 1999 pour se démarquer des grandes conférences anglo-saxonnes sur la réduction des risques, les Clat rassemblent universitaires, médecins et travailleurs sociaux intervenant auprès des usagers de drogues, mais aussi les associations de ces derniers, venus échanger avec les professionnels qui les prennent en charge.
La réduction des risques (RdR) désigne l’ensemble des actions sanitaires et sociales destinées à améliorer la vie des usagers de drogues et surtout à prévenir les risques élevés qu’ils encourent en matière de contaminations par le sida ou les hépatites virales (programmes d’échanges de seringues, structures d’accueil et de soins, traitements de substitution comme la méthadone ou le Subutex…). Si elle est devenue en France, en 2004, une politique de santé publique à part entière en se voyant officiellement inscrite dans la loi de santé publique, elle s’est historiquement construite – dans la plupart des pays du sud de l’Europe, et souvent à la différence des pays anglo-saxons où elle a vu le jour – en évitant toute prise de position tranchée en matière politique. La question des drogues étant particulièrement sensible dans les opinions publiques, la RdR, qui de fait modifiait l’approche strictement répressive des politiques en matière de drogues, n’a pu s’implanter qu’en raison de l’urgence du sida. Alors qu’auparavant les hôpitaux refusaient de s’occuper des « toxicomanes », ces nouveaux programmes n’ont été acceptés qu’en tant que réponse pragmatique aux risques de propagation de l’épidémie dans la population générale. Et ils ont rapidement fait leurs preuves. En France, dès leur mise en œuvre, le nombre d’overdoses a chuté de 80 %, les contaminations par le VIH des usagers de drogues sont devenues rarissimes (elles représentent aujourd’hui moins de 3 % des contaminations), et la délinquance liée à l’usage de drogues a considérablement diminué. Pour autant, la réduction des risques se devait de rester discrète devant le discours officiel des gouvernants sur les drogues…
L’un des grands enseignements de cette 5e Conférence a été l’affirmation de la prise de conscience, sensible dans toutes les délégations, de l’impossibilité d’éluder plus longtemps la question des droits des usagers de drogues pris en charge par les structures où exercent ces professionnels, et les implications politiques de leur travail. Celui-ci s’avère en effet de plus en plus complexe du fait de l’exclusion sociale toujours plus criante des usagers qui forment leur « public » et de la répression à leur encontre, qui ruine souvent des mois, voire des années, d’efforts en vue de leur réinsertion. En outre, les attaques contre la politique de RdR sont devenues ces derniers temps plus nombreuses, mais aussi plus insidieuses parfois.
Après une session d’ouverture sous l’égide du sociologue franco-américain Loïc Wacquant, qui a montré, chiffres à l’appui, combien les usagers de drogues aux États-Unis payaient l’un des plus lourds tributs à trente ans de politiques néolibérales et ultrasécuritaires (puisqu’ils représentent quasiment 50 % des détenus), Jean-Luc Roméro, élu local français ex-UMP et militant contre le sida, a surpris l’assistance en déclarant de façon plutôt inhabituelle pour un homme politique classé à droite : « La question des droits de l’homme pour les usagers de drogues est depuis toujours occultée ; et leurs droits élémentaires, sans cesse bafoués. » Selon lui, une véritable politique de santé publique est indissociable d’une défense inconditionnelle des droits : « Les personnes qui consomment des drogues ne sauraient être privées de leurs droits fondamentaux, comme c’est le cas du fait du système de prohibition des drogues. Les usagers de drogues sont des citoyens à part entière, et leurs droits à la vie, à la santé, à la sûreté, à la dignité sont inaliénables. » Et de rappeler que les usagers ont été la population « la plus responsable dans la lutte contre le VIH, bien plus que les hétérosexuels ou les homosexuels… »
L’anthropologue Luis Fernandes, professeur à la faculté de Porto et l’un des principaux organisateurs de cette édition portugaise de la Clat, a également insisté sur ce point en rappelant que « les succès incontestables de la RdR » ont été en grande partie dus au fait que « les usagers de drogues ont été eux-mêmes des acteurs de cette politique, qui a justement parié dès le départ sur leur participation active » . Une raison, selon lui, pour que professionnels et militants de la réduction des risques « investissent désormais le terrain politique ».
Mais la RdR est aussi l’objet d’attaques frontales. La délégation italienne a ainsi relaté comment le gouvernement Berlusconi, revenu au pouvoir en 2006, a quasiment anéanti le réseau de réduction des risques transalpin, en diminuant d’emblée de 50 % les budgets des interventions sociales. La répression contre les usagers de drogues y bat actuellement son plein, avec un nombre de morts et de contaminations en augmentation…
Après de nombreuses interventions appelant à la vigilance pour sauvegarder les acquis de cette politique, Jean-Félix Savary, professeur à l’Institut de médecine sociale et préventive de Lausanne, mettait en outre en garde contre les « faux amis » de la RdR. Alors que l’UDC, parti d’extrême droite suisse, a longtemps mené campagne pour la fermeture des structures destinées aux usagers de drogues, en particulier des salles de consommation qui existent depuis longtemps en Suisse, il a aujourd’hui totalement modifié son discours. Les récentes votations populaires ayant montré que la politique de réduction des risques bénéficiait aujourd’hui d’un fort soutien dans la population, les partisans de l’UDC se sont récemment découverts « défenseurs » de la RdR. S’étant aperçu que durant les heures d’ouverture de ces structures, financées entièrement sur des fonds publics, les usagers de drogues ne consommaient plus dans les rues des grandes villes suisses, ils militent désormais pour leur ouverture 24 h/24, mais en les transférant loin des centres-villes afin d’en éloigner ces indésirables.
« Il faut donc se méfier des tenants d’une société de contrôle qui utiliserait la RdR pour faire disparaître des rues de nos villes ce déviant par excellence que constitue l’usager de drogues », a ainsi prévenu Luis Fernandes. Et Jean-Félix Savary d’ajouter : « La RdR doit être défendue contre les risques de neutralisation, voire de ghettoïsation, à son encontre. C’est un choix de société fondamental. Les droits humains doivent être le fondement cette politique. »
Or, la négation des droits des usagers de drogues a essentiellement pour cause le système mondial de prohibition de l’usage des psychotropes. C’est ce qu’ont rappelé, lors d’une session de clôture très applaudie, douze magistrats de premier plan (argentins, brésiliens, espagnols, portugais et italiens) qui avaient fait spécialement le voyage pour adopter une « Déclaration solennelle sur les politiques publiques en matière de drogues et sur les droits humains ». Comportant seize points et pointant en premier lieu « l’échec total » du programme des Nations unies de 1998, qui s’était fixé l’éradication complète en dix ans de la production de drogues sur la planète, ils ont officiellement appelé à une révision du système de prohibition, qui n’a fait que favoriser, d’un côté, « un marché illégal aux proportions macroéconomiques inconnues » , source de « corruption massive de pans entiers des appareils des États » , et entraîner, de l’autre, la « marginalisation des usagers de drogues » , dont les « droits à la santé, à la dignité, à la sécurité et finalement à la vie sont sans cesse violés » . Enfin, d’un point de vue strictement judiciaire, un tel système laisse le plus souvent « impunis les cas les plus graves » et se contente de réprimer les « cas bénins qui saturent les tribunaux et entraînent un surpeuplement des prisons du monde entier » . Ne serait-il donc pas temps de changer, afin de sauvegarder les droits fondamentaux de citoyens dont le seul tort est finalement de consommer des produits qui ne causent du tort qu’à eux-mêmes ?