Je suis devenu historien pour rendre justice à Jean Moulin
Soixante ans après les faits, l’historien Daniel Cordier, qui fut le secrétaire de Jean Moulin, écrit son « Journal » de la Résistance. Entretien.
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Politis : Dans le livre que vous venez de publier, vous avez choisi de raconter votre engagement dans la France libre, puis votre Résistance comme secrétaire de Jean Moulin, sous la forme d’un journal, écrit plus de soixante ans plus tard. Pourquoi avoir choisi cette forme particulière de récit ?
Daniel Cordier : J’ai choisi la forme du journal car elle m’obligeait à reprendre le déroulement de cette époque au jour le jour. Je dois dire que je me souviens très bien de ces années pour essentiellement deux raisons. Tout d’abord, j’ai la chance d’avoir une très bonne mémoire, mais j’ai surtout une très bonne mémoire de cette période de ma vie en particulier car elle correspond à la première tâche d’homme que j’ai accomplie. Jusqu’alors, avant mon arrivée à Londres et mon engagement dans les forces armées de la France libre, je n’étais qu’un collégien puis un étudiant. À partir de là, j’ai d’abord appris à être un soldat puis un officier et, après avoir été recruté par le BCRA [^2] – les services secrets de la France libre – et formé par les Anglais, j’ai appris à un être un saboteur, un radio, à tuer des gens sans faire de bruit, en somme à devenir un véritable agent. Ensuite, j’ai été parachuté et c’est à ce moment-là qu’a commencé ma vie d’homme. Pour la première fois, j’ai eu une chambre individuelle ou à deux, ce qui était tout à fait nouveau pour moi après des années d’internat ou de chambrées militaires, et j’ai dû apprendre à m’occuper de moi tout seul. C’est pourquoi je me souviens très bien de ces événements. Je ne prétends cependant pas que j’ai retranscrit mot à mot tout ce que disent Moulin et les autres personnages que j’ai rencontrés à l’époque : c’est une reconstitution, mais je crois que c’est une reconstitution fidèle, que Moulin ne désavouerait pas, j’en suis certain. Outre ma bonne mémoire, j’ai revisité pendant plus de trente ans toute cette période pour mes travaux d’historien, notamment ma biographie de Jean Moulin [^3], en lisant les ouvrages de souvenirs de mes camarades de la Résistance, et surtout en fouillant les archives : j’ai été, pour cela, à Paris, à Washington, à Londres et même à Moscou pour vérifier certaines choses. Je ne peux pas dire que j’ai tout lu, mais enfin, s’il existe d’autres documents que je n’ai pas consultés ou qui ne sont pas encore ouverts au public, je suis à peu près sûr qu’ils ne sont pas en contradiction avec ce que j’ai écrit. Si j’ai choisi cette forme du journal, c’est donc essentiellement parce qu’elle m’obligeait à la rigueur d’un récit jour après jour, qui s’appuie certes sur mes souvenirs, mais corroboré, comme je le précise souvent dans des notes, sur les documents d’archives que j’ai consultés.
Le livre fait plus de 900 pages, ce qui donne à comprendre la durée importante de votre action auprès de Jean Moulin et dans la Résistance, et l’on sent bien que, dès le premier jour après votre parachutage, la peur ne vous quitte plus, et ce pendant plus d’un an et demi. Quels ont été les moments les plus marquants de cette période ?
J’en retiens surtout un, où j’ai eu extrêmement peur et aussi beaucoup de chance. Il s’agit du moment où j’ai été le plus près de l’arrestation, même s’il y en a eu d’autres par la suite, mais moins graves. C’était durant la période où Moulin était à Londres. J’avais une réunion avec des chefs de mouvements le 12 mars 1943, où ils m’avaient réclamé de façon très dure davantage d’argent et de faux papiers d’identité. Le 15 mars, je devais leur apporter un colis avec ce qu’ils m’avaient demandé dans un appartement rue de l’Université (à Lyon), au cinquième étage. J’ai gravi les escaliers et, alors que j’arrivai sur le dernier palier, j’ai vu sortir d’une petite fenêtre des toilettes un balai-brosse et j’ai vu le visage d’une femme horrifiée derrière son balai. J’ai tout de suite compris que la police était là et j’ai descendu les escaliers quatre à quatre. En sortant de l’immeuble, j’ai alors vu une Traction noire garée non loin dans la rue, que je n’avais pas remarquée en arrivant. Heureusement, les policiers n’avaient laissé aucun de leurs collègues en faction en bas de l’immeuble. J’ai vraiment eu beaucoup de chance ce jour-là ! J’ai su ensuite qu’ils étaient trois à l’intérieur de l’appartement : ils étaient sans doute occupés – ils venaient d’arrêter dans les lieux plusieurs résistants, dont Raymond Aubrac – et n’avaient pas encore mis en place de souricière pour attendre les gens qui pouvaient être susceptibles d’arriver.
Il y a eu ensuite à Paris deux ou trois moments de ce type, où j’aurais dû être arrêté. Je peux donc dire aujourd’hui que j’ai eu tout au long de ma clandestinité en France une très grande chance. C’est d’abord le hasard qui m’a fait échapper à une arrestation.
Tout au long de votre récit de votre présence en France occupée, on sent votre frustration de ne pas vous battre physiquement. Vous vous étiez engagé pour combattre et, finalement, en deux ans de Résistance, vous ne tirez pas un coup de feu, vous ne faites aucun sabotage et ne tuez aucun Allemand. Êtes-vous aujourd’hui toujours aussi frustré ?
Absolument. Aujourd’hui, je referais la même chose pour aller à Londres, lorsqu’en juin 1940 je suis monté sur le Léopold II, ce bateau qui va nous faire gagner, mes camarades et moi, les côtes anglaises, et rejoindrais de la même manière les Forces françaises libres. Par contre, jamais je ne m’engagerais pour venir en France dans la Résistance en tant qu’agent du BCRA. J’aurais au contraire suivi mes camarades qui ont combattu en Afrique. Je serais peut-être mort, d’ailleurs, mais ce serait sans aucun doute le choix que je ferais aujourd’hui. J’étais parti pour « tuer des Boches » et je n’en ai tué aucun ! Finalement, je n’ai rien fait. Lorsque je suis rentré en Angleterre, j’ai demandé tout de suite au colonel Manuel de me reverser dans l’armée pour que je puisse combattre. Je suis arrivé le 15 mai, soit trois semaines avant le débarquement, et je sentais bien que les choses se préparaient. Il m’a alors répondu qu’il était seul avec seulement une quinzaine de mes camarades engagés en 1940 et qu’il avait besoin de moi en Angleterre. Il m’avait néanmoins promis que lorsqu’il serait rentré en France, je pourrais rejoindre l’armée. C’est ce que j’ai fait et il était prévu que je sois parachuté dans un maquis avec un radio pour coordonner un peu l’action des maquisards et établir la liaison avec Londres. J’ai alors attendu trois semaines. Lorsque mon tour est venu, ils nous ont tous réunis et nous ont dit que le maquis où nous devions être envoyés avait été liquidé par les Allemands la veille. C’était un maquis en Lorraine. Ma déception a été très grande alors.
Vous avez donc vu la victoire des Alliés et êtes ensuite devenu « compagnon de la Libération ». Êtes-vous fier de ce titre ?
Je suis fier de ce que j’ai fait même si, pour moi, je n’ai finalement pas fait grand-chose. Quant au fait d’être « compagnon », je fais aujourd’hui partie du Conseil de l’ordre de Libération, où nous sommes une quinzaine, essentiellement parce que les « compagnons » ne sont peut-être plus qu’une cinquantaine, tous âgés et, pour une bonne part, malades. Ce n’est pas que cette fonction signifie peu de chose pour moi. Mais ce que je voudrais dire, c’est que, personnellement, je n’ai pas fondé ma vie sur un passé : j’ai fondé ma vie d’une autre manière, au jour le jour, sur mon travail. Et ma vie, c’est l’art, l’art contemporain. J’ai été peintre, galeriste et collectionneur pendant des années après la guerre. Et puis, brusquement, j’ai dû arrêter pour autre chose : je suis devenu historien d’abord pour rendre justice à Jean Moulin, lorsqu’il est devenu la cible d’attaques, notamment d’Henry Fresnay et d’autres. Et je crois que j’y suis arrivé, en mettant au jour des témoignages et des documents qui apportaient des preuves pour l’histoire du rôle exact qu’avait joué Jean Moulin.
[^2]: Bureau central de renseignements et d’action : créé à Londres en juillet 1940 par André Dewavrin, alias le « colonel Passy ».
[^3]: Jean Moulin, l’inconnu du Panthéon (3 vol.), éd. Jean-Claude Lattès, 1989-1993. Voir aussi Jean Moulin, la République des catacombes, Gallimard, 1999.
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