La guerre des gènes climatiques
Des plantes capables de résister aux sécheresses ou aux inondations font l’objet d’une âpre concurrence entre de grandes firmes décidées à les breveter et les petits paysans qui ont su les identifier.
dans l’hebdo N° 1061 Acheter ce numéro
Les riz aman de l’État indien d’Assam, qui vivent de la pluie, sont parfaitement adaptés aux moussons d’été qui inondent les champs : ils supportent sans difficulté jusqu’à un demi-mètre de hausse du niveau des eaux, capables d’accélérer brutalement leur vitesse de croissance, qui peut atteindre une vingtaine de centimètres par jour, pour maintenir la tête hors d’eau, quand les variétés classiques meurent au bout de deux jours de submersion. Ils sont également aptes à capter les nutriments des eaux de crue par leur tige, et leur rendement oscille entre 1 et 3 tonnes par hectare : ils n’ont pas de concurrents sur les terres inondables.
Près de la moitié des rizières asiatiques sont cultivées en variétés qui se contentent des précipitations pour leur eau. Elles sont essentielles pour les petits paysans, qui n’ont pas les moyens de pratiquer la culture irriguée. Les variétés aman font partie des riz remarquables que l’association indienne Navdanya protège soigneusement depuis vingt-cinq ans dans le pays, patiemment sélectionnés par les petits paysans, depuis des siècles parfois.
Navdanya, présidée par la très charismatique chercheuse et militante altermondialiste indienne Vandana Shiva, vient de publier un rapport qui recense plus d’une centaine de variétés résistantes à la sécheresse, aux inondations et à la salinisation des sols, dans un pays où cette céréale est la base de l’alimentation des populations : le betana (État d’Orissa) survit près d’un mois submergé, le baira nellu (État du Karnataka) supporte jusqu’à trois mois de sécheresse avec des arrosages très réduits, le hamilton des mangroves des Sundarban s’accommode de 14 % de taux de salinité de l’eau, etc. Avec des rendements très acceptables, voire exceptionnels – 5 tonnes à l’hectare pour le jiri ukhadi (État d’Uttaranchal).
L’identification de telles variétés, leur protection et leur divulgation prennent une importance croissante, alors que le dérèglement climatique menace la production alimentaire des populations du Sud, très agricoles, et en particulier celles qui vivent à proximité de côtes de plus en plus sujettes aux inondations, raz-de-marée et remontées salines, comme les basses terres indiennes. Des études montrent que la production de riz chute de 10 % pour chaque degré d’augmentation de la température nocturne.
Navdanya poursuit un objectif plus politique : son rapport, intitulé Biopiracy of Climat Resilient Crops (« Biopiraterie des gènes de résistance climatique »), est une critique directe du programme indien d’adaptation aux changements climatiques, qui ne pipe mot des innovations paysannes. Et plus encore une contre-attaque en direction des firmes biotechnologiques, combat que mène Vandana Shiva depuis des années contre leurs tentatives de mainmise sur l’agriculture paysanne, imposant les OGM, brevetant des variétés obtenues en laboratoire ou des manipulations génétiques qui confèrent des propriétés prétendument nouvelles à des plantes, etc.
L’an dernier, les chercheurs indépendants d’ETC Group (Canada), spécialisés dans l’analyse des nouvelles technologies, révélaient dans un rapport la compétition engagée par les plus grandes firmes de biotechnologies pour breveter des « gènes climatiques » conférant notamment à des plantes alimentaires des propriétés de résistance aux conséquences de la dérive climatique : sécheresses, inondations, salinisation des sols, froid, chaleur…
L’États-Unien Monsanto, souligne Navdanya, fait désormais de l’adaptation à ces aléas le fer de lance de son argumentaire pro-OGM. Mais c’est BASF qui domine la compétition : l’an dernier, le groupe allemand contrôlait 40 % des familles de brevets « climatiques ». Avec la part du Suisse Syngenta et de l’Allemand Bayer, les quatre géants des biotechnologies possédaient environ 75 % des 532 séquences et procédés génétiques brevetés, relève ETC Group. Monsanto et BASF ont même un accord de partenariat d’un montant astronomique de 1,5 milliard de dollars pour développer des plantes adaptées à des conditions climatiques difficiles. Dénonçant le pur opportunisme commercial de ces soudains « sauveurs climatiques », Vandana Shiva s’alarmait, lors des premières Rencontres internationales contre la biopiraterie organisées le 15 juin dernier à Paris, des moyens que leur offrent les accords internationaux actuels sur la propriété intellectuelle : « Ces firmes sont en mesure de réclamer des droits sur des semences paysannes disposant de propriétés de résistance ! »
La crainte n’a rien d’un fantasme : Navdanya a déjà gagné quelques fameux bras de fer juridiques contre des firmes qui s’étaient appropriés par voie de brevets plus qu’abusifs des « avancées » technologiques issues de variétés sélectionnées dans les champs. Comme avec le riz basmati , dont la firme états-unienne RiceTech prétendait avoir « inventé » – pour les avoir reproduites en laboratoire – certaines caractéristiques présentes depuis des générations dans les riz basmati traditionnels…