La science emmurée
Au cours de ces deux décennies, le culte du progrès et le scientisme ont commencé à être contestés, notamment en raison de la prise de conscience écologique.
dans l’hebdo N° 1062-1064 Acheter ce numéro
La « chute du Mur », c’était aussi celle du mythe des soviets, mais quid de l’électricité ? Existait-il aussi un mur séparant la science de l’Est de la nôtre ? La compétition pour l’espace, pour la puissance nucléaire ou pour les premières médicales était-elle rationnelle et libre ici, et seulement prolétarienne et autoritaire là-bas ? Pour qualifier la science de derrière le mur, on évoque souvent le lyssenkisme, cette perversion de la science quand le dogme politique se substitue à la vérité.
L’État soviétique a voulu jouer Lamarck (ou plutôt sa caricature) contre Darwin parce que l’émancipation collective dépendrait de la volonté des hommes davantage que de leur biologie. Toutes proportions gardées, il ne faudrait pourtant pas s’imaginer que les pouvoirs (politique, économique, idéologique) sont sans influence sur la nature de la « science libre » dans les pays capitalistes. Pourquoi, depuis des décennies, les priorités de recherche vont-elles vers l’agriculture intensive et la machinisation centralisée de la société plutôt que vers l’agriculture paysanne et l’autonomie locale ? Pourquoi entretenir des mythes prométhéens comme la thérapie génique ou le réacteur Iter au mépris des réalités ? On sait aujourd’hui qu’il n’est pas de science neutre, et si Lyssenko a été l’agent du refus stupide de la génétique en URSS, nous avons ici des pressions non moins stupides pour le « tout-génétique », même si elles sont heureusement moins criminelles… Bref, si la biologie soviétique a périclité pour avoir refusé Mendel (dont les résultats étaient néanmoins trafiqués…), les chercheurs de bien d’autres disciplines (physique, chimie, astronomie…) étaient, à l’Est, largement « compétitifs » (selon le qualificatif que les marchés imposent à la recherche universelle)… et les cousins chinois, toujours au-delà de la muraille, construisent une biologie d’avant-garde.
La chute du Mur coïncide avec la montée en force de l’écologie, laquelle n’était pas la tasse de thé du régime soviétique et ne faisait que commencer à décorer chez nous les discours électoraux. Pourquoi donc le Sommet de la Terre (Rio, 1992) fut-il l’occasion d’une alerte contre « l’idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès… » grâce à « l’Appel d’Heidelberg », par lequel les plus scientistes de nos chercheurs et intellectuels (tels Étienne Émile Baulieu, Maurice Tubiana, Luc Ferry ou Évry Schatzman) réussirent à enrôler des « innocents » de valeur comme Pierre Bourdieu, Françoise Héritier-Augé ou Umberto Eco…
Le succès des thèses écologistes (apparemment associées à l’« irrationnel ») menaçait-il la science aveugle devenue religion du progrès ? Certainement, d’autant que l’ouvrage du philosophe allemand Hans Jonas théorisant la prudence devant les périls technologiques ( le Principe responsabilité , 1979) venait d’être traduit en anglais (1985) puis en français (1990). Mais il y avait autre chose : la fin du Mur avait aussi permis, au niveau international, de laisser place à d’autres thématiques que la menace de guerre, et ce temps enfin venu de regarder en face les vrais problèmes permettait d’agiter une autre menace, contre l’ordre scientiste et ses structures académiques peu préparées au changement.
A-t-on inventé un progrès plus vertueux, une science plus démocratique sur les ruines du mur ? Les atteintes à l’environnement par le gaspillage du productivisme soviétique sont restées légendaires, mais qu’arrive-t-il quand le capitalisme a pris toute la place ? Les déchets et accidents nucléaires, les résidus de l’industrie chimique, les accumulations de gaz à effet de serre ou les pesticides n’étaient pas uniquement prolétariens ou bureaucratiques. Que le système se réclame de la classe ouvrière pour défendre les intérêts d’une caste étatique, ou du développement industriel pour défendre les intérêts du capital, les mouvements de la science emmurée sont toujours contre les citoyens. Ne nous berne-t-on pas quand, après avoir expliqué que l’aliénation était morte avec les soviets, on promet que la recherche va servir à établir « l’économie la plus compétitive » du monde (traité de Lisbonne) ou que les « réformes » consistent à détruire plutôt que les rénover les édifices vénérables de la recherche et de l’enseignement, qui ont quand même largement contribué à la construction de nos libertés ?
Le Mur est tombé, il séparait les élites de deux mondes rivaux, fascinées chacune par un usage privatif des sciences et de la culture. Mais on découvre au même moment que les gens vivaient sur la même terre des deux côtés du Mur. Notre Terre-patrie (Edgar Morin) est au plus mal, et on ne s’en sortira pas contre elle. Foin des nouveaux rituels grenelliens ou des « débats publics » sans conséquences. On est « tous frères dans le même bateau » , expliquent des écolos pour médias, mais cet œcuménisme naïf ne nous sauvera pas du naufrage. Si le capitaine est une ordure, la rébellion de l’équipage est légitime, des deux côtés de l’ancien Mur et aussi sur le versant Sud, là où poussent les oliviers et les bananes… Si on veut, sans tomber dans la barbarie, contrer les responsables en chef des désastres qui sont la bureaucratie et le capitalisme, on doit exiger que la technoscience aussi procède de la démocratie exercée par les citoyens éclairés.