Le lait bio ne boit pas la tasse
Depuis deux mois, les producteurs de lait se mobilisent contre la chute vertigineuse des prix. Mais certains d’entre eux ont fait le choix du bio, qui les protège de l’instabilité du marché.
dans l’hebdo N° 1060 Acheter ce numéro
«On a connu une légère baisse des prix au printemps, mais elle n’avait rien à voir avec la chute du prix du lait conventionnel. Nous sommes loin d’être dans une situation catastrophique. » Josian Palach, éleveur de quarante vaches laitières à Saint-Antonin-Noble-Val, dans le Tarn-et-Garonne, et membre de la Confédération paysanne, ne connaît pas la crise.
Les propos de ce producteur de lait bio surprennent, alors que ses confrères « conventionnels » bloquent toujours des laiteries ou paralysent l’approvisionnement de certains supermarchés. Depuis le début de l’année, ils sont en effet étranglés par un prix exceptionnellement bas. Au printemps, les industriels leur achetaient 22 centimes d’euro en moyenne le litre de lait, une chute de plus de 30 % par rapport à 2008. Les distributeurs, accusés de pratiquer des marges abusives, sont régulièrement pris pour cible. Le gouvernement a bien tenté d’apaiser la grogne, mais la situation perdure.
Les producteurs laitiers européens connaissent les mêmes difficultés. La baisse de la consommation mondiale, le problème de surproduction et la quasi-absence de régulation du marché au niveau européen sont pointés du doigt. Et la disparition, en 2015, des quotas instaurés par la Politique agricole commune, accentuera cette situation. « Les producteurs sont dépendants du marché mondial mais aussi des compétences des entreprises à qui ils vendent leur production » , constate François Dufour, ex-porte-parole de la Confédération paysanne et producteur de lait bio dans le sud de la Manche.
Lui et d’autres agriculteurs paysans produisant du lait bio (ils représentent 1,5 % de la profession) perçoivent 40 centimes d’euro par litre. « Pour fixer ces tarifs, la majorité des laiteries se base sur le prix du lait conventionnel et ajoute une prime “bio”, en général de 10 centimes par litre » , explique Claire Touret, chargée de mission sur les filières de commercialisation à la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab). Ce complément financier correspond au coût d’une production biologique. L’élevage extensif nécessite en effet « plus de temps et plus de main-d’œuvre, la productivité est moins importante » , témoigne Josian Palach, membre de la commission Lait à la Confédération paysanne. Depuis le début de la crise du lait, fin 2008, la société Lactalis, premier collecteur privé de lait européen, ajoute même une prime exceptionnelle de 66 euros pour 1 000 litres à ces producteurs bios.
Certains vont encore plus loin. Pour s’affranchir des règles fixées par les industriels, des paysans ont fait le choix de ne pas vendre leur lait, mais de le transformer eux-mêmes. Élevées en plein air sur 45 hectares de prairie, les dix-huit brunes – des vaches laitières rustiques – de François Clavet produisent chaque année 60 000 litres de lait bio [^2]. L’agriculteur transforme ce lait en « Bio Couserans », de la tomme des Pyrénées sans OGM. Sa production répond aux critères de Nature et Progrès, parmi les plus contraignants en termes de respect de l’environnement. « La crise n’a donc aucune incidence sur ma ferme » , confirme cet éleveur de 58 ans.
« La production de lait bio permet d’améliorer les prix et de les stabiliser », reconnaît Gilles Psalmon, directeur de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL), une association affiliée à la FNSEA, syndicat agricole réputé pour sa promotion du productivisme. « Ce mode de production rémunère directement le travail du producteur. Avec la méthode productiviste, il n’y a pas de rémunération du travail. Le chiffre d’affaires est avant tout dû aux nombreux intrants utilisés. Ce modèle n’a pas d’avenir », explique François Dufour.
La situation des producteurs de lait bio fait donc des envieux. Certains réalisent que, pour ne plus être victime des fluctuations du marché, il faut produire autrement. « Depuis le début de l’année, 36 producteurs de lait du département de la Loire nous ont sollicités car ils veulent convertir leur ferme à l’agriculture biologique, c’est un chiffre très important » , témoigne Marianne Philit, de l’antenne locale de la Fnab dans le Rhône et la Loire. Dans le seul département de la Loire, on compte actuellement 34 exploitations laitières biologiques et 30 autres en cours de conversion. Mais cette démarche « est fortement déconseillée si la situation financière de la ferme est déjà mauvaise » , prévient Marianne Philit. « Et ceux qui y voient seulement un intérêt financier ont souvent du mal à mener à bien leur conversion » , ajoute-t-elle.
L’agriculteur peut cependant être accompagné par des formations et des mesures agroenvironnementales d’aide à la conversion à l’agriculture biologique. Cofinancées par l’Union européenne et la France, elles offrent 200 euros par an et par hectare en culture (100 euros par hectare de prairie), et ce pendant cinq ans.
Récemment, le réseau Biocoop, associé aux laiteries Biolait, a lancé « un appel solennel aux agriculteurs » pour les inciter, via des primes, à se convertir. Les 320 magasins bios que rassemble cette coopérative estiment en effet qu’ils auront besoin de deux millions et demi de litres supplémentaires en 2009. La consommation de lait « bio » est en pleine croissance, et les agriculteurs français n’en produisent pas suffisamment. Ainsi, 30 % sont importés, note un rapport du Sénat sur le prix du lait dans l’Union européenne.
Ce groupement Biocoop-Biolait offre aux agriculteurs qui veulent se convertir trois centimes supplémentaires par litre de lait durant deux ans. La période de conversion terminée, le prix de vente « redescend » à 40 centimes le litre. Ce prix proposé par la coopérative n’est pas indexé sur celui du lait conventionnel. Une quinzaine d’éleveurs se sont déjà laissés séduire par cet appel. Et Sodiaal Union, la principale coopérative laitière française, a mis en place un programme similaire dans certaines régions depuis février 2008.
Tant que la demande continuera à progresser et que l’offre restera limitée, les producteurs bios n’auront aucune difficulté à vendre leur lait à un prix avantageux. « Aujourd’hui, on ne peut que se satisfaire de la situation. Mais d’ici un ou deux ans, on va se prendre le retour de bâton, pronostique François Dufour. À très court terme, le bio sera excédentaire, et puisqu’il n’y aura toujours pas de régulation, le lait bio va connaître la même situation que le lait conventionnel aujourd’hui. On est dans le même bateau. »
Comme beaucoup d’agriculteurs, François Dufour appelle à la mise en place d’outils de régulation sur les marchés pour que la filière bio ne se retrouve pas, un jour, victime de son propre succès.
[^2]: À titre de comparaison, une exploitation « traditionnelle », où les vaches sont parquées à l’étable toute l’année, produit en moyenne 200 000 litres de lait par an.