Le village ou le global ?
dans l’hebdo N° 1062-1064 Acheter ce numéro
Partons de cette prémisse : la chute du Mur a accéléré la réalisation de ce que le Canadien Herbert Marshall McLuhan avait nommé, dès les années 1960, le « village global » . Le « village global » ? Dans Guerre et paix dans le village planétaire , un essai paru dans sa traduction française en 1971, ce théoricien de la communication, professeur à l’université de Toronto, et dont les recherches coïncidaient avec la montée en puissance de la télévision et le développement de l’informatique, a exprimé l’idée que l’humanité, après l’ère de l’écrit et de la « galaxie » Gutenberg, formait désormais une « communauté électronique » impliquant participation et interdépendance, qui allait progressivement se constituer en « village global » . La formule a fait florès. Les concepts de McLuhan étant suffisamment flexibles pour être interprétés sans rigueur excessive, on a surtout perçu dans ce vocable la manifestation du rêve déjà ancien – puisque la première organisation moderne à associer des nations fut l’Union internationale télégraphique en 1865 ! – d’un monde qui serait entièrement construit par ses réseaux de communication. Ainsi comprise, on a pu dire a posteriori de cette prophétie qu’elle annonçait l’essor des chaînes de télévision mondialisées, CNN et Al-Jazira, et la révolution Internet. C’est donc dans ce « village global », où les hommes sont reliés aux hommes, que la chute du Mur a grandement contribué à nous faire basculer.
Cependant, le sens commun est peut-être allé vite en besogne. Comme l’a dit Serge Daney, l’un des rares critiques de cinéma à avoir développé pendant des années une réflexion sur la télévision : « Quand McLuhan a parlé de “village global”, on a retenu “global”, il fallait retenir “village”… » Peut-être reprenait-il là l’une des critiques les plus corrosives des théories de McLuhan, exprimée par Guy Debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle (1988), à qui il reprochait de s’être émerveillé « des multiples libertés qu’apportait ce “village planétaire” si instantanément accessible à tous sans fatigue. Les villages, contrairement aux villes, ont toujours été dominés par le conformisme, l’isolement, la surveillance mesquine, l’ennui, les ragots toujours répétés sur quelques mêmes familles. Et c’est bien ainsi que se présente désormais la vulgarité de la planète spectaculaire » .
Où l’on voit que la chute d’un mur n’est jamais absolue. Une fois celui de Berlin à terre, des horizons se sont incontestablement ouverts, là où pendant toute la durée de la guerre froide les pouvoirs en place à l’Est avaient pratiqué la rétention d’information, le brouillage systématique des émissions venant de l’Ouest et criminalisé l’écoute des radios étrangères. De même, et bien que la fracture numérique soit criante entre le Nord et le Sud, l’accès au savoir et à la culture de l’Autre est une nouvelle perspective. Mais, aussi bien, le mur du spectacle, que Debord associait à celui de la marchandise, s’est dressé. Un mur sournois, celui de la transparence revendiquée, de l’instantanéité exigée. Le « village global », lui aussi, a ses postes-frontières, il ne faut pas rêver…