Les occasions ratées du communisme

La chute du Mur n’a pas été un coup de tonnerre dans un ciel serein, mais l’aboutissement d’une longue crise du communisme d’origine bolchevique. En attendant un renouveau sur d’autres bases.

Roger Martelli  • 23 juillet 2009
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Le communisme, on le sait, a une longue histoire, qui ne commence pas en 1917. Au XXe siècle, il a connu deux grandes bifurcations, enchaînées en quelques années : entre 1903 et 1917, celle du bolchevisme, un modèle de parti communiste, apparemment légitimé par la victoire d’une révolution ; après 1924, celle du stalinisme, c’est-à-dire une lecture particulière de la version précédente, caricaturale jusqu’à la perversion. De 1929 à 1953, le stalinisme domine l’espace mondial du communisme. Un mouvement communiste se construit autour de lui, et un modèle intégré de gestion sociale s’installe, d’abord dans l’URSS du « Grand Tournant » (1929-1934), puis dans les « démocraties populaires » d’Europe et d’Asie.

Après la mort de Staline, en 1953, le communisme politique du XXe siècle aurait pu connaître une troisième bifurcation. Elle semble s’esquisser entre 1953 et 1956, sous les auspices de Nikita Khrouchtchev. L’homme a été un stalinien de haut niveau, appliquant sans scrupule le modèle contraignant du « Patron ». Une fois parvenu au pouvoir, il se convainc que l’Union soviétique a besoin d’un choc, pour se débarrasser du fardeau de l’atroce répression et pour passer de la phase primitive extensive du développement socialiste à une phase plus souple et plus complexe. En février 1956, il tente le passage en force : c’est le coup d’éclat du XXe Congrès et de son rapport sur les crimes de la période stalinienne. Sans lendemain : les conservateurs obtiennent que le rapport ne soit pas publié, puis les soubresauts sanglants de l’automne 1956 (l’écrasement de la ­révolte hongroise) ­contraignent Khrouchtchev au recul.­­
La déstalinisation semble trouver un second souffle dans la seconde moitié des années 1960, surtout quand le désir de novation s’accélère dans la Tchécoslovaquie du « printemps de Prague ». Il y prend une allure d’autant plus vivace et cohérente (le « socialisme à visage humain »), que le modèle stalinien y a survécu avec une prégnance plus grande qu’ailleurs. Et, cette fois, les communistes tchécoslovaques sont dès le début dans le coup, ce qui en 1956 n’a été le cas ni en Pologne ni en Hongrie.

Hélas, l’URSS de cette époque n’est plus celle de Khrouchtchev, mais celle de la nomenklatura brejnévienne. L’intrusion des chars du Pacte de Varsovie, en août 1968, est moins sanglante que celle de Budapest, douze ans plus tôt. Elle est davantage meurtrière pour le communisme de type soviétique. C’est dès ce moment-là que peut s’appliquer la formule trouvée par l’Italien Enrico Berlinguer en 1981 : la révolution russe n’a plus de « force propulsive ». L’eurocommunisme, qui se déploie dans la foulée, au milieu des années 1970, essaie bien de relancer l’espoir, avec d’autant plus d’ampleur que l’expérience se tisse au cœur même des pays capitalistes développés. La chance ne tourne pas. La « guerre fraîche », la rupture de « l’union de la gauche » française et les déboires du « compromis historique » italien en décident autrement : nouvel échec, patent dès 1978.

Quand Gorbatchev arrive au pouvoir, en 1985, la messe est dite. Le système soviétique est ankylosé, et l’espace communiste n’a plus les ressorts internes pour se renouveler. Le mouvement communiste est en pleine crise : le PCF a entamé en 1978 son long déclin électoral, et le communisme italien est en panne, tout près de jeter l’éponge. Partout, une mécanique s’installe qui, à l’arrivée, donne l’impression que le seul choix possible est entre la continuation farouche de l’existant et l’abandon du communisme lui-même. L’Europe de l’Est est le laboratoire de cette impasse. Les équipes en place avaient l’opportunité de saisir au bond la balle modernisatrice lancée par le numéro un soviétique. Or elles n’en veulent pas. La réforme polonaise amorcée en 1956 s’est étouffée depuis longtemps, pour s’engloutir dans le coup d’État de décembre 1981 : l’intelligence du général Jaruzelski n’efface pas la honte de l’état d’urgence. En Hongrie, la modernisation prudente mais réelle conduite par János Kadar a buté sur la crise économique générale du système socialiste est-européen des années 1970. Partout ailleurs, à Sofia, à Prague ou à Berlin, c’est la grisaille nomenklaturiste qui est au pouvoir. Des dirigeants médiocres s’effraient des audaces de Gorbatchev. L’effondrement inattendu du mur de Berlin est le résultat de leurs frilosités. Comme si des frontières pouvaient se fermer si facilement dans un monde ouvert !

La chute du Mur est en effet, à la fois, le symptôme d’une crise depuis longtemps déployée et l’amorce d’une implosion, plus rapide qu’il n’était alors possible de l’imaginer. Si les signes de l’obsolescence avaient été perçus à temps par le monde communiste, l’histoire aurait pu s’écrire autrement. Or, à peu près partout, les hiérarchies communistes restent aveugles, parce qu’elles ne veulent pas voir, à l’image des lamentables putschistes d’août 1991, en Union soviétique. Par leur faute, entre 1989 et 1991, ce n’est pas seulement le stalinisme rampant qui s’effondre, mais le soviétisme dans son entier. Et, comme le mouvement communiste – à de rares exceptions près – n’a pas su prendre ses distances avec ledit soviétisme, son effondrement donne l’impression qu’il est celui du communisme lui-même. La destruction du Mur en 1989, prolongée par la mort de l’URSS en 1991, a des allures de débâcle générale. L’histoire est finie.

Et pourtant elle tourne… L’échec du soviétisme a laissé le champ libre au néolibéralisme, à ses contradictions… et à sa crise. Le communisme a partout reculé. Pour l’instant, aucune radicalité politique n’est parvenue à assumer, dans les conditions de notre temps, les « missions » qui furent en partie celles du mouvement communiste. Mais nous n’en sommes heureusement plus aux années de plomb de la contre-révolution néolibérale. Le capitalisme mondialisé est à la fois triomphant et de plus en plus contesté. Et il est clair que la critique qui se déploie excède largement l’espace de la tradition ­communiste.

Cela ne m’empêche pas de penser, comme Alain Badiou, que « c’est l’hypothèse communiste, quel que soit le nom qu’on lui donne (émancipations, égalité…) qui est nouvelle et légitime » . Mais j’ai en même temps la conviction que quelque chose du communisme est irrémédiablement obsolète : la forme bolchevique prise par le « parti communiste ». Cette forme était cohérente avec une certaine conception de la dynamique sociale (la conscience révolutionnaire vient aux ouvriers par « l’extérieur » et donc par le parti) et de la révolution (qui suppose la prise de pouvoir, violente ou pacifique, par un peuple acceptant d’être guidé par une avant-garde éclairée de révolutionnaires professionnels). L’équilibre n’a pas résisté aux évolutions de la société et de l’individualité elle-même.

Il ne faut pas que le mort saisisse le vif. Dépasser le bolchevisme peut être alors tenu pour la condition de la survie du communisme politique. Or « dépasser », ce n’est ni conserver ni oublier…

Roger Martelli est historien, codirecteur du mensuel *Regards* .
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