Un souffle politique en banlieue
Au moment où une **nouvelle marche de l’égalité** doit rallier Paris, le 13 juillet, les mouvements citoyens et associatifs issus des banlieues tentent d’émerger comme force politique. Une démarche difficile.
dans l’hebdo N° 1060 Acheter ce numéro
À quand une traduction politique du malaise des quartiers populaires ? Sous l’ère Sarkozy, et depuis les violences urbaines de 2005, les mouvements associatifs et citoyens vivent un renouveau dans les banlieues. Déçus par les syndicats et les partis traditionnels, beaucoup estiment désormais nécessaire d’engager une démarche politique autonome. « Le mouvement social ne prend pas en compte le problème des discriminations, qui est criant dans les quartiers » , dénonçait Nicolas à l’occasion du premier anniversaire du Mouvement des quartiers pour la justice sociale (MQJS), début juin, à Paris. Même constat pour Hassan Ben M’barek, qui a participé le mois dernier à la création du Front banlieue intégrée (FBI) pour lutter contre la stigmatisation « et les politiques sécuritaires et immobilières qui en découlent » . D’autres associations plus anciennes se mettent aussi en mouvement dans l’objectif de créer un parti. « On travaille à une alternative politique, explique Boualam Azahoum, membre de DiverCité. Un mouvement autonome et progressiste de gauche. » Le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) et les Motivé-e-s de Toulouse portent également ce projet, qui peine à aboutir.
Le mouvement est disparate, mais les militants entretiennent un réseau autour de revendications partagées et d’une rancune certaine envers le monde politique. « Il y a une grosse frustration dans nos associations, car nous sommes rejetés par les partis politiques », déplore Tarek Kawtari, président du Forum social des quartiers populaires (FSQP), qui prépare son troisième forum annuel [^2]. Depuis 1993, l’idée d’un forum social regroupant les associations politiques de quartier a fait son chemin. Elle a abouti en 2007 pour permettre d’activer le réseau au niveau national. « On a tous la même analyse de base sur les questions des banlieues, estime Tarek Kawtari, nos différences ne sont pas sur le fond. »
Ces mouvements, héritiers de la Marche pour l’égalité de 1983 (rebaptisée « Marche des Beurs » par les médias), sont portés par toute une génération d’enfants d’immigrés mobilisés pour la reconnaissance de leur double culture et contre les discriminations. Des militants de traditions politiques différentes convergent vers la lutte contre la stigmatisation et les problèmes sociaux propres aux quartiers populaires. Des épisodes internationaux provoquent aussi des mobilisations sporadiques, comme le bombardement récent de la bande de Gaza, ou l’intrusion israélienne au Sud-Liban, en 2005. Certains ont encore à cœur, depuis 1983, de coupler la lutte pour la justice sociale au combat pour la reconnaissance de l’islam. « À partir de notre identité musulmane, on revendiquait un pont citoyen sur un projet universel » , témoigne Sheridi Gui, engagé de la première heure à Grenoble. Or, dans les mouvements sociaux, la tradition laïque s’accommode mal de la volonté de ces militants d’affirmer leur vie spirituelle. « On s’est donc auto-organisés dans les années 1990. » Appelant à une société plus ouverte sur l’islam, ces militants prêchent une laïcité qui garantit leur liberté de culte.
Ces associations sont longtemps restées à l’écart de la sphère politique, parfois volontairement. Mais la détérioration du quotidien et l’insuffisance durable des politiques de la ville les ont poussées à revoir leur stratégie. Les responsabilités politiques deviennent un objectif plus assumé. « On continuera à devoir aller dans la rue tant qu’il y aura des gens au-dessus de nous qui décideront à notre place les politiques de la ville, estime Mohamed Mechmache, président d’AC lefeu et maire adjoint à la jeunesse et aux sports à Noisy-le-Sec. Il faut aussi se dire qu’en étant aux positions décisionnaires on évitera de devoir toujours aller au clash. » Beaucoup ont le sentiment que le mouvement a atteint depuis plusieurs années la maturité d’une vraie force politique. Vingt-six ans après la première marche pour l’égalité, ces citoyens engagés veulent faire valoir leur expertise face à des politiques urbaines tâtonnantes et inconstantes.
À Toulouse, les Motivé-e-s ont ainsi obtenu quatre sièges dans l’opposition en 2001. En région parisienne, les militants d’AC lefeu, regroupés sous la bannière d’« Affirmation », ont présenté des listes aux municipales et aux législatives. Six personnes issues de ce collectif né à Clichy-sous-Bois au moment des émeutes de 2005 ont été élues, à Clichy et à Noisy-le-Sec. « Toutes les associations qui se sont créées à partir des révoltes de 2005 ont eu, dès le départ, l’envie d’être acteur et auteur en politique, raconte Mohamed Mechmache. On a bien compris que tout se jouait politiquement. On voit surtout que c’est possible de faire de la politique autrement, parce qu’on n’est pas carriéristes et qu’on vient de la société civile. » « Il y a dans ces quartiers un formidable potentiel politique, renchérit Michel Kokoreff (Retrouvez l’intégralité de l’entretien avec Michel Kokoreff), sociologue à l’université René Descartes, Paris-V. L’après-émeute de 2005 et les élections municipales de 2007 l’ont révélé au grand jour. »
Jusqu’à présent, l’arrivée de la banlieue en politique restait portée par des démarches individuelles et relativement isolées. Pour concrétiser ces initiatives, l’idée d’un parti qui s’étendrait au plan national peine à faire son chemin. Il faudrait incarner une offre globale et indépendante, qui prenne une vraie place sur l’échiquier politique français. L’arrivée de Fadela Amara, ancienne militante de SOS Racisme, au gouvernement Sarkozy fut pour beaucoup un révélateur des tentatives de récupération de la politisation des quartiers populaires. « Pour combler l’absence des partis politiques en banlieue, ces derniers affichent des personnalités dites “issues de la diversité” » , analyse Tarek Kawtari. « Il y a un marketing ethnique qui fait recette en politique, observe Hassan Ben M’barek. Mais, souvent, les élus de la diversité ne connaissent pas vraiment la vie dans les quartiers. » Les mouvements de banlieues sont ainsi fréquemment prisonniers d’un amalgame ethnique qui voudrait que toute personne de couleur puisse parler en leur nom et qu’à l’inverse un Blanc ne soit pas légitime pour véhiculer le message des quartiers populaires. « “La diversité”, peste Tarek Kawtari, c’est la seule réponse qu’on a eue après les émeutes de 2005. » « Nous, on attend d’être reconnus comme français, il n’y a pas besoin d’un sous-titre de “diversité”, insiste Mohamed Mechmache. On est français depuis des générations. » « Pour réussir en politique lorsqu’on est représentant de la diversité, il faut tirer à vue sur sa communauté ou sur sa religion », déplore même Hassan Ben M’barek.
Récupérée pour son image, la critique sociale issue des quartiers populaires n’en est pas plus écoutée sur le fond. « On y croyait, déplore Tarek Kawtari, nostalgique. Dans les années 1980, il y avait un vrai mouvement populaire, mais il ne correspondait pas au schéma républicain. On nous a simplement laissé le rôle d’accompagnateur social. »
L’expression politique des quartiers est accueillie avec beaucoup d’a priori et de méfiance. « La vie publique des quartiers, très riche, et sa dimension politique sont tout simplement “invisibilisées”, note Michel Kokoreff. Les halls et autres lieux occupés de manière ostensible constituent autant de lieux de socialisation politique. Jamais on ne parle des actions des bénévoles, de leur engagement pour le bien commun, de la vitalité associative. » Peu structuré, le mouvement est cantonné en dehors du champ médiatique. Suspectées de communautarisme par les pouvoirs publics, les associations à visée politique de banlieue, sans fonds propres, doivent vivre avec un minimum de subventions publiques. Le FSQP, par exemple, ne peut pas défrayer ses membres lorsqu’ils se déplacent pour les réunions de coordination.
Face aux amalgames et aux tentatives de récupération, certains militants restent réticents à s’engager en politique et privilégient le rapport de force pour imposer leurs revendications dans les politiques publiques. C’est le cas notamment du MQJS, qui dénonce les compromissions des militants associatifs lorsqu’ils prennent des responsabilités municipales. « Ils en arrivent au point de contredire les revendications qu’ils portaient jusqu’à présent, estime Kamel Tafer, membre du MQJS. Après la Marche pour l’égalité, beaucoup de militants ont été élus sans que ça fasse évoluer la situation des quartiers. » Du côté du Forum social des quartiers populaires, on réaffirme aussi son attachement à une action politique alternative. « La politique, ce n’est pas que le vote, s’emporte Tarek Kawtari. Les forums sociaux, c’est notre façon d’agir. » « Il y a la place, assure au contraire Mohamed Mechmache. On a montré qu’en allant en politique, on pouvait mobiliser les électeurs. Et on a obtenu les postes qu’on voulait dans les municipalités. » Il demeure donc un clivage stratégique entre la logique électorale et celle du contre-pouvoir. Des différences de vue qui traduisent aussi, sur le fond, des divisions idéologiques.
Pour Michel Kokoreff, l’arrivée en politique de ces mouvements est très difficile [^3] : « Peu reconnus à l’extérieur, invisibles d’une grande partie de l’opinion, méprisés par les appareils, ces mouvements sont travaillés de l’intérieur par de profondes divisions et querelles. Il en résulte une offre politique fragmentée, et par là disqualifiée. » Ces structures entretiennent peu de contacts avec les partis de gauche. Les formations d’extrême gauche viennent parfois à leur rencontre, mais leurs relations restent décousues. « Les mouvements libertaires viennent nous voir, mais, nous, on n’est pas forcément libertaires, relève Tarek Kawtari. On n’est pas non plus anticapitalistes. On n’y a jamais goûté, nous, au capitalisme ! »
Pour lui, les habitants des quartiers sont très politisés « mais ils ne votent pas parce qu’ils ont l’hyperconscience que c’est foutu ». « Il est très difficile de mobiliser dans les banlieues, s’attriste aussi Hassan Ben M’barek, du FBI, qui attribue cette atonie au manque de conscience politique des habitants des quartiers. « Les gens ne s’engagent plus dans les projets collectifs. Ils ne sont pas dans une critique du système. Ils veulent monter leur affaire, ils sont davantage dans une logique capitaliste. »
« Je suis très pessimiste, tranche à son tour Tarek Kawtari. On est dans un entonnoir, les associations de quartier risquent de disparaître, alors que les associations communautaires financées par l’Arabie Saoudite, le Liban ou le Maroc progressent. »
L’enjeu reste donc de faire éclore une expression politique des habitants des quartiers populaires afin, aussi, de lutter contre le repli communautaire. La démarche originelle d’AC lefeu, par exemple, était d’inciter à l’inscription sur les listes électorales. Mais l’afflux de participation à la présidentielle de 2007 est vite retombé. Les chiffres de l’abstention aux européennes du 6 juin ont montré que le désengagement des habitants des quartiers populaires est plus aigu qu’ailleurs. Aucune offre politique n’a su pérenniser une espérance citoyenne de la population des quartiers. « L’histoire récente et la sociologie des rapports des habitants des quartiers populaires avec la gauche en général sont marquées par la “mésentente”, les “rendez-vous manqués”, bref le désenchantement », estime Michel Kokoreff. Il s’agit donc toujours de faire émerger une voix nouvelle dans le brouhaha de la politique française.
[^2]: Forum social des quartiers populaires, 25-27 septembre à Montpellier. .
[^3]: Il y a du politique dans les quartiers, Michel Kokoreff, Le passant ordinaire, n° 44, avril 2003-mai 2003.
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