Vers le post-capitalisme ?
Ces deux décennies ont été marquées par le triomphe du capitalisme financier, et par son effondrement. Comme une fin de cycle.
dans l’hebdo N° 1062-1064 Acheter ce numéro
Les deux dernières décennies, qui débutent avec la chute du mur de Berlin en novembre 1989 et s’achèvent par la crise des subprimes , correspondent à un cycle dans l’évolution historique du capitalisme. La chute du mur de Berlin a revêtu une double signification. Ce fut aux yeux du monde le symbole de la fin de la guerre froide et de la dictature communiste. Mais c’est également le début de l’ère du néolibéralisme et du capitalisme triomphants. Les idéologues de tout poil ont utilisé cet événement pour clamer l’impasse de toute alternative au capitalisme et à la mondialisation néolibérale. La palme revient dans ce domaine au philosophe américain Francis Fukuyama, très influent dans les milieux néoconservateurs. Ce dernier s’est rendu célèbre par son livre controversé au titre messianique : la Fin de l’Histoire et le dernier homme , paru en 1992. Fukuyama réinterprète (d’une manière très particulière) l’idée hégélienne selon laquelle l’évolution de l’histoire aurait un sens et un aboutissement. L’effondrement de l’empire soviétique serait l’ultime étape d’une progression de l’histoire humaine, envisagée comme un combat entre les idéologies, et qui toucherait à sa fin avec un consensus général sur la supériorité de la démocratie libérale et de l’économie de marché, dont les États-Unis sont le meilleur exemple.
La doctrine néolibérale fut érigée en dogme universel en 1989 par l’économiste américain John Williamson : c’est le fameux « Consensus de Washington ». Cette table de la loi, dont la Banque mondiale et le FMI ont été les défenseurs zélés, énonce les dix commandements du néolibéralisme – libéralisation, privatisation… – qui se sont imposés dans le monde, plus particulièrement dans les pays en développement.
Face au rouleau compresseur du néolibéralisme, devenu « la nouvelle raison du monde » [^2], des résistances se sont organisées. En France, à la suite du mouvement social de 1995, un « Appel des économistes pour sortir de la pensée unique » présente un manifeste pour des politiques alternatives face à l’échec des gouvernements en matière d’emploi et de protection sociale. La création d’Attac en 1998 marque une nouvelle étape de la résistance face aux crises financières qui déstabilisent les pays dits « émergents », nouvellement ouverts à la mondialisation néolibérale. De Seattle aux forums sociaux mondiaux de Porte Alegre et de Bélem, le mouvement altermondialiste promeut l’idée qu’un autre monde est possible. (Voir ci-contre l’article de Patrick Piro.)
Mais le capitalisme mondialisé et ses acteurs dominants – les multinationales, les grands groupes financiers – continuent d’étendre leur emprise. Les inégalités s’amplifient, les crises financières se multiplient. Le paroxysme est atteint avec la domination sans partage des États-Unis sous les présidences de George Bush.
Avec la crise globale qui suit celle des subprimes, se confirment les analyses des altermondialistes sur le caractère non soutenable de la mondialisation néolibérale. Cette crise est systémique car elle frappe les pays du cœur du capitalisme mondial, à commencer par les États-Unis.
Le régime de croissance américain est victime de ses contradictions : un partage des richesses inégalitaire qui conduit à la paupérisation et au surendettement des classes moyennes, ainsi qu’à un déficit extérieur abyssal financé par les pays émergents, devenus les principaux créanciers de la planète. Le rapport de force se modifie entre les pays du centre et de la périphérie du capitalisme mondial : la crise est géopolitique. Mais c’est le modèle de développement dans son ensemble qui est remis en cause. En témoignent les dimensions écologiques, alimentaires, sociales de la crise. Enfin, la crise est idéologique : elle démontre la faillite des politiques néolibérales, fondées sur le libre-échange généralisé et le seul critère de rentabilité.
Deux visions s’opposent sur l’avenir du capitalisme après la crise. Selon Immanuel Wallerstein, le capitalisme serait entré dans sa phase terminale car il a atteint ses limites dans ses capacités à exploiter les ressources de la planète et les pays de la périphérie. Il est certain que cette crise remet en cause le mode de développement productiviste contemporain. Peut-on en conclure pour autant la fin du capitalisme, système basé sur le marché et l’appropriation privée des moyens de production ? Rien n’est moins sûr. On peut aussi penser que les crises amèneront le capitalisme à se transformer, en créant de nouvelles formes d’organisation, pour faire face aux défis écologiques et sociaux du XXIe siècle. Le « New Deal vert » proposé par l’administration Obama pourrait constituer les prémices d’une mutation comparable à celle des années 1930.
Une chose est certaine. Cette crise apporte un cinglant démenti aux thèses de Williamson et de Fukuyama. Le « Consensus de Washington » est aujourd’hui remis en cause. Les derniers rapports de la Banque mondiale et du FMI reconnaissent la nécessité des politiques publiques pour stabiliser l’économie mondiale et accompagner le processus de développement. Et le capitalisme « libéral » états-unien, affaibli par la crise, est désormais concurrencé par d’autres capitalismes, au premier rang desquels le « capitalisme d’État » chinois. À l’opposition entre capitalisme et communisme, qui avait marqué la période antérieure à la chute du mur de Berlin, pourrait se substituer une concurrence non moins féroce entre les capitalismes très différents des pays de la Triade et les pays émergents…
[^2]: Titre de l’excellent livre de Pierre Dardot et Christian Laval, La Découverte, 2009.