« Floués jusqu’au désespoir »
Après le 23e cas de suicide d’un salarié de France Télécom, le sociologue Vincent de Gaulejac* analyse cet aveuglement forcené des élites dirigeantes face à la souffrance au travail.
dans l’hebdo N° 1068 Acheter ce numéro
Politis : Claude Guéant,
secrétaire général de l’Élysée, comme le directeur des
ressources humaines de France Télécom, a estimé récemment qu’on ne peut réduire les 23
suicides de salariés « à un
problème d’organisation » du travail. Quelle est votre
réaction ?
Vincent de Gaulejac | C’est typique de la réaction des DRH, mais aussi, au-delà, des directions d’entreprises confrontées à ce type de problème, et de la classe dirigeante. Même dans les partis politiques on retrouve cette occultation des liens qui peuvent exister entre la montée de la souffrance et de la violence au travail et ce que les élites appellent la modernisation, la réforme, les nécessités de s’adapter à la globalisation.
Le discours de la direction de France Télécom est le même chez les dirigeants de Renault, après ce qui s’est passé à Guyancourt, chez les responsables de la police, face à ce qui se passe dans les commissariats, et chez les responsables administratifs de la santé, par rapport à la situation de l’hôpital. On pourrait citer aussi le Pôle emploi, les prisons, l’université et d’autres entreprises publiques comme la RATP, la SNCF, La Poste.
Nous voyons un clivage entre ceux qui sont sur le terrain, comme les médecins, les psychologues, les assistants sociaux, les travailleurs qui vivent cette tension, et les responsables qui sont loin du terrain et développent des prescriptions sans se préoccuper de leurs conséquences. Jusqu’à quelles extrémités faudra-t-il arriver pour faire cesser cette surdité hallucinante et cette volonté des élites de ne pas voir ce problème ?
Le cas de France Télécom est-il un phénomène nouveau ?
Non. J’ai écrit le Coût de l’excellence pour dénoncer les nouvelles formes de management dans les multinationales au début des années 1990. Il y a dans ce livre le témoignage d’un employé d’IBM qui s’est suicidé et a laissé une explication pour montrer les liens qui peuvent exister entre le travail et son suicide. C’était un cas isolé. Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est l’accélération du phénomène et le fait de mettre en scène son suicide. Faute de pouvoir parler, de pouvoir mettre en mots la souffrance, les employés l’expriment par le passage à l’acte.
Comme il y a une surdité et un aveuglement par rapport à la violence au travail, c’est comme s’il fallait mettre en scène quelque chose de spectaculaire pour qu’enfin on soit entendu, pour qu’enfin on prenne en compte le problème. D’une certaine façon, ces salariés disent quelque chose qui dépasse leur propre destin personnel.
Il est surprenant de n’avoir
que peu d’études sur ce
phénomène…
Il en existe, mais elles ne sont pas diffusées. Le Centre de prévention du suicide est très sensible à cette question parce qu’il se rend compte que la tentative de suicide et le lien avec le travail sont de plus en plus évoqués par les personnes qui viennent les voir. Quantitativement, on n’arrive pas à chiffrer ces cas parce que le suicide est toujours lié à des affaires personnelles et qu’il est aussi multifactoriel. Mais mettre en avant les problèmes personnels, c’est vouloir nier l’ensemble des facteurs qui entraînent le suicide, notamment le fait que les difficultés au travail interviennent comme un facteur accélérateur.
En outre, les personnes habituées à prendre en charge le suicide, c’est-à-dire les médecins et les psychologues, n’ont pas la formation et les outils théoriques qui permettent de faire le lien entre les difficultés liées aux transformations de l’organisation du travail et les problèmes personnels. Souvenez-vous aussi de ce médecin du travail d’IBM qui, l’année dernière, a écrit à sa direction et souligné la montée de l’hyperstress sur un site de l’entreprise. La réaction de la direction a été de le faire taire jusqu’à demander sa radiation au Conseil de l’ordre, sous prétexte que ce médecin sortait de ses attributions.
Mettez-vous en cause un
modèle de gestion du
personnel dans des entreprises comme France Télécom ?
Absolument. Les salariés sont mis dans des obligations de résultats chiffrées sans que soient pris en compte les moyens nécessaires pour les atteindre. Ils se sentent totalement instrumentalisées. Ils n’arrivent plus à donner du sens à ce qu’ils font et aux conflits qu’ils vivent dans leur rapport au travail. Ces nouvelles formes de gestion du personnel et de management mettent les salariés dans des injonctions paradoxales. On exige d’eux une mobilisation psychique intense. Lorsque les contreparties attendues, comme la reconnaissance, n’arrivent pas, ils se sentent floués jusqu’au désespoir.
Les salariés expriment une souffrance et un malaise psychique, l’angoisse de ne pas être à la hauteur, de ne pas être performant. Ils intériorisent une image négative d’eux-mêmes et, surtout, la perte de sens. Car on leur impose mobilité et flexibilité sans leur expliquer pourquoi. Transformer l’humain en ressources au service des objectifs de l’entreprise, c’est faire du « moi » de chaque individu un capital qu’il faut faire fructifier. C’est l’instrumentaliser par rapport à une finalité qui est le développement de l’entreprise.
C’est l’entreprise qui devrait être un facteur de développement de l’humain, et non pas l’humain un facteur du développement de l’entreprise. Ce renversement est caractéristique de « l’idéologie gestionnaire » à laquelle adhèrent les élites dirigeantes.