« Je commençais une longue apnée »
La première nuit en détention, puis la dernière. Joseph Beauregard a recueilli une poignée de témoignages qui racontent ce moment bref et long à la fois. Des nuits initiatiques qui soulignent la violence de toute incarcération.
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Fouillant dans les mémoires, Joseph Beauregard signe une série documentaire radiophonique sur ces heures précises de la première nuit en prison, et de la dernière. Ces heures qui marquent un avant et un après. Entre deux mondes. Un temps suspendu. Une première nuit initiatique, tétanisée ; une dernière, suée d’espoirs et d’angoisses. Beauregard avait déjà réalisé des documentaires radio sur l’univers carcéral ( Bracelet électronique ; Jour de parloir ), un autre, filmé, Des hommes en cavale (Arte). C’est là une suite de paroles recueillies, un reportage sonore exacerbé, avec ses voix étranglées, cognées au caveau, semblant sorties d’outre-tombe. Ici, l’outre-tombe se nomme Fleury-Mérogis, Melun, Bois-d’Arcy ou Fresnes.
Ce sont des témoignages brefs, incisifs. Qui disent l’arrachement ou la déchirure, la dépression entre les murs, le dépouillement physique et affectif des détenus, des mots qui rendent compte d’incarcérations sans réinsertions, de survie en milieu hostile. Un ruban de détails agrippés à la mémoire, sans fard derrière les barreaux.
Catherine
Elle entre en taule en 1978, pour du shit, parce qu’un juge estime que c’est « le bon endroit pour décrocher de la came » . La première nuit, « tout se mélange. C’est un magma d’émotions qui déstabilise et fait mal. Jusqu’au fond des tripes » . Au matin, l’impression qui domine est celle « d’un caisson métallique ». Impossible de respirer. « Je commençais une longue apnée. Tout est oppression. C’est une écume des jours, avec la pièce qui se referme sur soi. » Reste aussi en mémoire « cette misère, silencieuse, insidieuse, de gens qui se taisent, subissent ou hurlent, et jamais personne pour répondre aux appels ».
Sa dernière nuit se passe aussi à Fleury-Mérogis. Elle a déjà une trentaine d’années. Il est presque minuit. « Je ne m’y attendais pas. On m’appelle à l’interphone. On me dit : “Préparez votre paquetage !” » Elle croit à une mauvaise blague. « Je deviens complètement idiote quand je comprends la réalité. Je ne sais plus où sont mes affaires, je suis incapable de ranger, de réfléchir, d’avoir deux idées cohérentes. La nana avec moi, dans ma cellule, est obligée de ranger mes affaires. C’est comme si on m’avait mis une camisole, je suis incapable de coordonner mes mouvements. Je me souviens d’avoir laissé cette petite nana qui se vidait de son sang. Elle avait des règles qui n’en finissaient pas, alors qu’en prison, en général, on a toutes nos règles en même temps, elles se tarissent en même temps. » Un tarissement de la vie pour beaucoup de femmes. « La laisser là m’a donné l’impression d’un abandon, de casser un truc d’amitié. C’est elle qui m’a dit vas-y ! » Un autre souvenir demeure : elle avait emprunté un stylo à une autre détenue. Elle a refusé de quitter la prison tant qu’elle n’avait pas rendu ce stylo.
Hafed
Il a 16 ans, en juin 1976, quand il entre en prison pour la première fois. À Fleury-Mérogis. Accueilli en pleine nuit par « les aboiements des surveillants » et placé seul en cellule. « J’ai pensé que j’avais enfin ma chambre. Ça a été une espèce de soulagement. Je m’y suis trouvé bien. Je n’ai pas vu que la porte ne s’ouvrait pas de l’intérieur. J’ai évidemment vu des barreaux, un lit en ferraille… Je me suis fait piéger parce que je suis entré dans une espèce de film où enfin j’avais ma chambre, mon indépendance. J’ai pu allumer une cigarette que j’avais taxée au dépôt. Le piège, c’est que j’ai fait l’association entre la liberté et la prison. Je m’y suis trouvé bien, avant que le piège ne se referme. »
Dans cette première nuit, il commence par « une branlette ». C’est une manière de marquer son territoire. « Si je peux bander et jouir ici, je pourrai le faire dans n’importe quel autre lieu au monde. » Il jouit avant d’être réveillé par le bruit, « le fait qu’il ait ouvert la porte avec cette violence-là. Le son m’est passé par la plante des pieds, concrètement, l’impression qu’on m’ouvrait le foie, les poumons » . C’est seulement à ce moment qu’il comprend qu’il est en prison, et « pas dans une chambre d’accueil ».
Sa dernière nuit en prison est à Fresnes. Il a 47 ans. C’est une nuit de fou rire parce qu’il devait sortir la veille. Il a refusé pour des « raisons bêtement matérielles » . Laisser ses effets personnels à ses amis, selon « la coutume carcérale. Qui mes chaussures, qui mon ordinateur, qui mes bouquins » . Il demande au surveillant chef de pouvoir laisser ses objets à tel et untel. Un « sourire ironique » comme réponse. « On leur donnera, comme on dit à un jeune comédien qui passe une audition : “On vous écrira.” » Il choisit donc de rester un jour supplémentaire. Il sait que la loi autorise à tout indigent de rester une nuit de plus en prison. Il passe sa dernière journée à léguer son « héritage ». Parce que « la fraternité vaut bien la liberté » . C’est ça, son fou rire et sa bonne humeur de la dernière nuit, sans manger, parce qu’il a aussi distribué sa batterie de cuisine.
Hugo
À l’orée des années 1970. À Fleury-Mérogis. Hugo a 16 ans. Il est « anxieux, angoissé » quand il débarque. « La prison était neuve, on essuyait pratiquement les plâtres. » On lui enlève alors toutes ses fringues personnelles, slip et chaussettes, « pour une tenue pénale, où y a jamais rien à sa taille ». Il allume la radio fixée au mur. Et commence à tourner en rond. Avec interdiction de s’asseoir sur son lit. En pyjama. À 21 heures, extinction des feux. Rien à faire, sinon gamberger, s’interroger. Combien de temps encore ? Un temps qui ne s’écoule pas, qui s’étire. « La ronde, le surveillant qui fait claquer l’œilleton, la lumière qui s’allume, un œil et quelqu’un qui vous regarde. »
Ultime nuit en prison à Melun, un 1er avril. Après une récidive. Hugo vient de tirer quinze ans. Il est en paix avec lui-même. « Tu te demandes comment ça va se passer. Tes relations avec les femmes, avec les gens, comment tu vas pouvoir gérer les situations conflictuelles. Tu n’as plus du tout le même état d’esprit. Mais quand tu sors, ça ne se passe jamais comme tu l’as rêvé. Comment je vais gérer mon travail, comment ça va se passer. Y a plein de choses. Comment je vais gérer ma vie sociale, ma vie sur le plan financier, parce que c’est pas rien. Quand tu sors, la plupart du temps, quand t’as fait une grande peine, tu sors une main devant, une main derrière. C’est pas avec le peu d’argent, ton pécule, que tu vas pouvoir faire bombance. Il y a une putain de trouille à aller dehors. Là, on t’enlève tout sens des responsabilités, pendant des années, on t’infantilise au maximum, on ne t’a préparé à rien à la sortie. » De la toute première nuit à la dernière, il s’est passé presque quarante ans. « Je rentre, je suis un gosse, je ressors, je suis presque un vieillard. »
Djemel
Il a 17 ans, en 1982, quand il entre à la prison de Bois-d’Arcy. Épuisé par les gardes à vue et les dépôts. « Des matelas, des draps, un lit, une armoire. » Il est rassuré. Mais pas moyen de trouver le sommeil. « On entend des clés, des œilletons qui s’ouvrent, c’est monstrueux. Les chasses d’eau, c’est un truc d’enfer, surtout quand elles sont déréglées et que la ferraille tape sur la ferraille. Clac ! Clac ! Clac ! » Puis le gueulement des matons, à 7 heures, « debout là-dedans, avec une espèce d’énergie négative ».
La dernière nuit se déroule à Fleury-Mérogis, en 1995, après une peine de vingt-quatre mois, « après un chantage aux grâces ». Prévenu seulement la veille et placé en cellule dite « libérable ». Il laisse l’essentiel de ses affaires aux copains, sans quoi on est appelé « le clochard » . Dans l’après-midi qui précède la nuit, « c’est l’angoisse terrible du greffier, jusqu’à 17 h 30, 18 h, parce que s’il vous appelle, ça veut dire que vous allez resigner pour quelques mois supplémentaires. Vous passez donc tout l’après-midi à prier tous les saints qu’on ne vous appelle pas au greffe ». Puis dans la nuit, ça discute, ça joue aux cartes jusqu’à l’aube, jusqu’à ce que le « crabe » (le surveillant) vienne vérifier que le paquetage est correctement préparé.
Salim
« C’est en 1989, à Fleury-Mérogis. J’étais encore mineur. Quand j’entends prison, je suis tendu. Je n’arrive pas à pleurer […]. I l y a un lit soudé au mur, une petite armoire, des barreaux aux fenêtres, un lavabo. » Quelques timbres lui sont donnés. De quoi écrire. Ça va mieux quand un voisin qui tape au mur prend des nouvelles. « Je suis très sensible au bruit. Ce qui raisonne encore dans la tête, ce sont les détenus qui tapent aux portes, ça peut être pour un mal de dents, pour une détresse, pour n’importe quoi. Ce sont des cris qui font mal mais qui te rendent plus fort. T’apprends comme un légionnaire apprendrait à la guerre. »
Quatorze ans plus tard, Salim vit sa dernière nuit d’incarcération. Il a maintenant 37 ans. Il a récidivé. « Je n’ai plus droit à l’erreur. J’ai tout mis en place pour que, lorsque je sors, je sache si je vais tourner à gauche, à droite, ou aller tout droit. Je sais que je ne fréquenterai plus mon entourage, que la vie est devant moi. » La dernière semaine, « tout est serré à l’intérieur » . À 6 h 30, le paquetage est prêt. « Là, vous vous sentez quelqu’un qui va revivre. On se demande qui va vous chercher devant la porte. On ne se promenait pas en liberté, on va le découvrir. Tu ne sais pas comment tu vas être reçu de l’autre côté. On s’est fait une famille en prison, un deuxième monde, comme si t’avais quitté la Terre. T’as peur. »