« La vérité sur Marie » de Jean-Philippe Toussaint : Comme dans un rêve
Avec « la Vérité sur Marie », Jean-Philippe Toussaint propose un récit hypnotique doté d’une formidable énergie romanesque.
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La Vérité sur Marie est le troisième « tome » d’un cycle romanesque que Jean-Philippe Toussaint a entamé avec Faire l’amour et poursuivi avec Fuir [[La Vérité sur Marie, Jean-Philippe Toussaint, Minuit, 205 p., 14, 50 euros.
Les deux romans sont simultanément réédités dans la collection de poche des éditions de Minuit, « Double ». Faire l’amour y est accompagné d’une postface de Laurent Demoulin (159 p., 6 euros), et Fuir d’un entretien entre Jean-Philippe Toussaint et son éditeur chinois, Chen Tong (185 p., 6,80 euros)]]. Mais, pour ceux qui ne connaîtraient pas l’univers de l’écrivain, précisons qu’il ne peut s’agir d’une suite feuilletonesque, ni même d’une suite tout court. Un exemple : Faire l’amour s’ouvre sur l’indication d’une saison, « Hiver » , Fuir sur « Été » – mais son action se déroule avant celle de Faire l’amour –, et, histoire de brouiller les pistes, la Vérité sur Marie sur « Printemps-Été ».
Inutile de dire, par conséquent, que la Vérité sur Marie peut se lire indépendamment des deux autres, même si ce serait se priver des jeux de correspondances entre les trois romans, qui tournent autour de la séparation difficile de Marie et du narrateur, séparation dont celui-ci donne la raison dans Faire l’amour : « Il y avait ceci, dans notre amour, que même si nous continuions à nous faire plus de bien que de mal, le peu de mal que nous nous faisions nous était devenu insupportable. »
Mais moins encore que les deux précédents ce roman-ci ne s’attarde sur l’évolution des relations du couple désuni. Marie et le narrateur sont d’ailleurs peu souvent en présence l’un de l’autre, sauf à la fin du roman, sur l’île d’Elbe. On a surtout l’impression qu’à partir de ce fil narratif, assez relâché et on ne peut plus classique, Jean-Philippe Toussaint travaille des motifs, et que dans ces motifs il cherche à puiser ce qu’il appelle « l’énergie romanesque » , qu’il définit ainsi : « Ce quelque chose d’invisible, de brûlant et quasiment électrique, qui surgit parfois des lignes immobiles d’un livre. Cette énergie romanesque qu’on trouve par exemple au plus haut point chez Faulkner, cette électricité qui fait légèrement écarquiller la pupille au gré de la lecture, indépendamment de l’anecdote et de l’intrigue ».
Dans la Vérité sur Marie , Jean-Philippe Toussaint atteint souvent son but. Par exemple, au long des pages extrêmement saisissantes où il met en scène un cheval de compétition échappant à ses maîtres alors qu’on s’apprête à l’installer dans les soutes d’un avion, à l’aéroport de Tokyo. Le cheval appartient à l’homme qui est alors l’amant de Marie, que le narrateur nomme Jean-Christophe de G., tous deux s’étant rencontrés au Japon. Mais là n’est pas l’essentiel.
L’essentiel, c’est l’intensité que Jean-Philippe Toussaint parvient à insuffler aux images d’un pur-sang fougueux et apeuré qui s’évanouit dans la nuit noire et la pluie battante, sur le tarmac de l’aéroport de Tokyo. Images enténébrées et quasi fantastiques d’une force de la nature livrée à elle-même, à la fois musculeuse et gracile, qui font penser aux chevaux enfiévrés que Géricault a peints et sculptés. Ces instants volés de liberté sont comme la fugace résurgence de puissances archaïques dans un univers ultra-sophistiqué, l’animal étant sorti par surprise de la modernité de l’aéroport avant de devoir la réintégrer. Le moment où Jean-Christophe de G. réussit à capturer son cheval, sans autres recours que ses mains ouvertes et la douceur de sa voix, est tout aussi éblouissant.
On échangerait cette « énergie romanesque » -là contre (presque) toute la rentrée littéraire, celle du moins qui tourne de média en média comme autant d’exhibitions foraines, ces Beigbeder, Nothomb et consorts, ou ces pensums qui nous racontent, sans écriture mais en 700 pages (!), les années 1960. Jean-Philippe Toussaint est, lui, un artiste qui fait vibrer la langue, avec un rien de flegme narquois et un sens aigu du rythme, des couleurs et des résonances.
De la même manière, l’auteur fait le récit d’une course éperdue sans visibilité, que ce soit, au début du roman, quand le narrateur traverse Paris sous une pluie de déluge, voulant rejoindre au plus vite l’appartement de Marie, ou, avec celle-ci, au volant d’une voiture, quand ils foncent sur les chemins de l’île d’Elbe envahis par le feu. Les rideaux de pluie répondent à la densité du brouillard de fumée, la déformation du paysage urbain impressionne autant que l’hostilité soudaine des éléments naturels. Il y a là quelque chose du prodige.
Il n’est pas anodin que le narrateur évoque fréquemment les pouvoirs de l’imagination ou les possibilités du rêve, et leur capacité à toucher « la quintessence du réel, sa moelle sensible, vivante et sensuelle, une vérité proche de l’invention, ou jumelle du mensonge, la vérité idéale ». La Vérité sur Marie est un roman hypnotique, qui allie poésie contemplative et extase onirique. Un genre de drogue douce, dont on ne se refusera pas l’addiction.