Les tueurs d’abeilles sont démasqués
Alors que les ruchers dépérissent partout dans le monde, les chercheurs incriminent désormais un ensemble de facteurs. Parmi eux, la responsabilité des pesticides paraît déterminante.
dans l’hebdo N° 1069 Acheter ce numéro
«C’est un moment historique ! Pour la première fois, il y a fusion entre les travaux des chercheurs et nos observations ! » Franck Aletru, grande gueule de l’apiculture vendéenne, a des raisons de triompher lors d’une session du congrès Apimondia [^2] dédiée aux pesticides agricoles : à la tribune, les travaux des chercheurs démontrent qu’ils sont toxiques pour les abeilles, même à très faible dose. Ce qui va dans le sens du combat emblématique de l’Union nationale de l’apiculture française (Unaf), organisatrice de la rencontre, qui fait des pesticides les principaux responsables de la forte mortalité qui frappe les ruchers français depuis plus d’une décennie : environ 30 % par an en moyenne pour 2007 et 2008, contre 10 à 15 % au sortir d’un hiver « normal ».
Le déclin touche pratiquement toutes les grandes nations apicoles du monde. L’Europe entière est affectée, souvent à des taux comparables à ceux de la France. Avec un véritable effondrement dans certaines régions. Le Jordanien Nizar Haddad, qui a coordonné une étude sur le Moyen-Orient, signale jusqu’à 45 % de pertes dans certaines régions de son pays, de Syrie ou du Liban, et même 60 % dans les Territoires palestiniens, voire 85 % dans certaines zones irakiennes ! Aux États-Unis ou en Chine, on rapporte la disparition de 100 % des colonies par endroits. Cette mortalité peut entraîner de fortes pertes économiques directes, mais pas systématiquement, souligne Koos Biesmeijer, chercheur anglais. « En Europe, malgré une diminution de 36 % du nombre d’apiculteurs en vingt ans, la production de miel a globalement progressé : les petits producteurs ont été les plus touchés, et la professionnalisation s’est accrue chez les autres. »
En effet, ce n’est pas dans le pot qu’il faut chercher les dégâts majeurs, mais dans le service rendu aux hommes et à la nature par la pollinisation des fleurs. Elle concerne la reproduction et la fructification de 80 % des plantes à fleurs sexuées, et de 37 % des cultures alimentaires mondiales en tonnages – fruits, légumes et oléagineux surtout. Et Apis mellifera – l’abeille mellifère, productrice de miel – n’est pas seule en jeu. Si le bataillon de ses essaims [^3] lui donne un rôle prépondérant dans bien des cas, la famille mondiale des apis , principaux insectes pollinisateurs, compte de 20 000 à 30 000 espèces d’abeilles, bourdons et guêpes [^4]. Selon Koos Biesmeijer, leur nombre a diminué dans 80 % des campagnes d’Angleterre et des Pays-Bas, les deux pays où la documentation est la plus importante sur le sujet. Pour l’ensemble de l’Europe, il estime que 47 % des apis « ont des problèmes ».
L’équipe de Bernard Vaissière, au centre avignonnais de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), a évalué la valeur du service des apis en agrégeant les pertes économiques qui résulteraient de la disparition des insectes pollinisateurs : 153 milliards d’euros par an, soit près de 10 % du chiffre d’affaires de l’agriculture mondiale [^5] ! « Et probablement bien plus puisqu’il faudra y ajouter l’impact sur les secteurs de la production de semences ainsi que de plantes fourragères, estime le chercheur. Et il ne s’agit que d’une évaluation des impacts économiques… »
Les archives apicoles mentionnent des phases d’affaiblissement important des colonies d’abeilles par le passé. Mais le déclin actuel est bien plus prononcé et généralisé. L’alerte est partie des États-Unis, en 2006, après que des dizaines d’apiculteurs constatent un « syndrome de disparition des colonies » ( colony collapse disorder, CCD), laissant des milliers de ruches inexplicablement vides de leurs occupantes. Depuis, des laboratoires s’activent pour tenter de trouver une explication au CCD, principalement observé aux États-Unis, dans 50 à 90 % des ruchers par endroits, mais aussi aux autres manifestations de dépérissement. D’abord dans la suspicion d’un tueur unique ou prépondérant, le monde apicole et scientifique a vécu le chaud et le froid ces dernières années. Varroa destructor , un parasite qui infeste presque toutes les ruches aujourd’hui ? Il affaiblit les abeilles, facilitant l’apparition de pathologies, et véhicule lui-même des virus. Israeli acute paralysis virus (IAPV), l’un d’eux, qui paralyse les abeilles ? Soupçonné en 2007, il était cependant déjà présent dans les colonies avant l’apparition du CCD. Le commerce mondial de reines plus productives mais moins résistantes que les abeilles locales ? Vérifié aux États-Unis ou au Moyen-Orient, mais pas toujours. Une nourriture appauvrie, en particulier dans des zones d’agriculture intensive où les fleurs sauvages ont disparu ? Pas décisif, des dépérissements sont constatés ailleurs. Nosema ceranæ ? Selon le chercheur espagnol Marino Higes, qui a mis ce champignon parasite en évidence en 2006 dans son pays et en Europe, « de tels pathogènes, émergents, jouent un rôle central, car on constate leur présence même dans des colonies affectées dans des régions non cultivées ». C’est-à-dire dépourvues de pesticides, bête noire des apiculteurs français depuis quinze ans – ils ont obtenu la suspension de l’usage du Gaucho de Bayer en 1999 (pour le tournesol) puis en 2004 (pour le maïs), et du Regent de BASF en 2004 (pour tous les usages).
« La quête d’une cause unique est devenue vaine » , commente Peter Neumann, chercheur suisse. Il est aujourd’hui à peu près acquis que les pertes de colonies présentent des symptômes variés selon les situations – CCD, dépérissement, affaiblissement, etc. –, et que les facteurs sont multiples. « Aujourd’hui, tout le monde travaille sur leurs interactions possibles » , explique Axel Decourtye, écotoxicologue à l’Acta, réseau des instituts des filières animales et végétales. En France, la dernière décennie a été rythmée par un ping-pong de rapports et d’expertises contradictoires. Cependant, les communications présentées à Apimondia [^6] renforcent fortement la conviction des antipesticides.
Si les erreurs d’épandages sont facilement incriminables, il en va différemment avec les insecticides « systémiques », objet de toutes les attentions actuelles : neurotoxiques, ils sont utilisés en enrobage des semences, pour diffuser ensuite dans toutes les parties de la plante. Le chimiste Jean-Marc Bonmatin (CNRS, Orléans) a mis en évidence des résidus jusque dans les pollens. En doses infinitésimales (3 milliardièmes de gramme par gramme (ng/g) sur les tournesols), « mais des effets sur les abeilles peuvent apparaître dès 0,1 ng/g » tant ces pesticides sont toxiques, et leurs sous-produits de dégradation parfois dix fois plus ! Avec des rémanences dans le sol jusqu’à neuf mois, susceptibles de contaminer les cultures de l’année suivante. Le laboratoire de toxicologie environnementale de l’Inra Avignon a mis en évidence des résultats troublants : même à des doses très inférieures au seuil léthal, il constate d’importantes mortalités d’abeilles au contact chronique avec de faibles résidus de certains pesticides systémiques. Et l’impact est doublé en présence du champignon Nosema
– à des doses cependant dix fois supérieures à celles rencontrées en moyenne dans les ruches. On constate, de plus, chez les abeilles contaminées, une diminution de près de 30 % des comportements naturels visant à préserver la colonie d’impacts négatifs imputables à des individus. « Cette perte d’immunité sociale affecte la santé générale des ruches », ajoute Jean-Luc Brunet, de l’Inra Avignon.
Le rôle des pesticides systémiques, longtemps perçu comme une bataille franco-française, a également été reconsidéré aux États-Unis, où on les estimait secondaires. « Nos résultats commencent à montrer qu’ils constituent un facteur de stress de premier ordre pour les abeilles, facilitant l’installation de pathologies diverses », affirme Jeff Pettis, sommité mondiale, du Bee Research Laboratory aux États-Unis.
Alors que l’imidaclopride, molécule active du Gaucho, sera réévaluée en 2010 par l’Union européenne, et que le Cruiser, autre insecticide systémique, a obtenu en France son visa sous surveillance, c’est une révision générale des procédures d’agrément de cette famille chimique que veulent provoquer les apiculteurs de l’Unaf. « Si les pouvoirs publics ne prennent pas des mesures rapides, notre situation va rapidement péricliter, et les pollinisateurs vont manquer, redoute Henri Clément, son président. Déjà en Chine, on utilise par endroits des ouvriers pour déposer le pollen à la main sur les arbres fruitiers… »
[^2]: À Montpellier, du 15 au 20 septembre, avec 10 000 participants d’une centaine de pays, dont 500 spécialistes des abeilles.
[^3]: 35 millions de colonies, à raison de 20 à 50 abeilles pour chacune, sans compter les essaims sauvages.
[^4]: Dont plus de 4 000 en Europe et près de 1 000 en France.
[^5]: Valeurs de 2 005.
[^6]: Parfois en attente de publication.