Un chaos bien portant
dans l’hebdo N° 1066 Acheter ce numéro
L’espace se réduit. Chaque année étire son râle plaintif et agonisant. Le photojournalisme survit dans la rémission. Nombreuses sont les agences à pratiquer des forfaits attractifs pour les magazines et quotidiens, le tarif unique s’installe (une image timbre poste ou une double page au même prix), les images libres de droits prolifèrent, beaucoup, enfin, se tournent vers les sites amateurs à un ou deux euros la photo. Les commandes sont rares. Récemment, l’agence Eyedea Presse (Gamma et Rapho) a été placée en redressement judiciaire.
Dans ce contexte, au-delà d’une situation économique qui écrase la presse, entraîne la disparition des titres, « qui peut encore produire ? », s’interroge Jean-François Leroy, directeur du festival Visa pour l’image, à Perpignan. Pour qui, et pourquoi ? Il n’empêche, il reste encore nombre d’artisans de la liberté d’expression, qui rendent compte du monde tel qu’il est. Qui disent la nécessité du photojournalisme. À Visa, plutôt qu’une, deux, voire quatre images ordinairement publiées, ce sont des reportages de plusieurs dizaines de photographies. À la mesure d’un travail qui n’a donc rien d’un zapping. Des reportages récents alternant avec des rétrospectives. Les années passées, on avait vu un hommage à Alexandra Boulat, Eddie Adams ou encore Dityvon. Cette 21e édition rend hommage à Françoise Demulder, disparue en septembre 2008, ancienne mannequin puis photographe de guerre, surnommée Fifi par Arafat. Au Cambodge, en 1974, sur les traces de Khmers rouges, au Vietnam, au moment de la chute de Saïgon, plus tard en Jordanie et en Irak.
Un autre retour au passé, symbolique, est celui de David Burnett. En 1979, dans l’ambassade américaine désertée, l’un des bras droits de Khomeyni criait à ses gardes : « Ne les laissez pas prendre de photos ! » Burnett n’entendait rien au farsi. Et hier comme aujourd’hui les images sont là. Burnett était des 44 jours qui ont ébranlé l’Iran en 1979, exactement du 26 décembre 1978 au 7 février 1979, de la chute du shah au retour de Khomeyni.
Comme à l’habitude, puisque Visa se veut sismographe des temps modernes, sans frontières, peu de thèmes se dégagent. Mais, tout de même, les terres d’islam sont largement représentées. D’Abbas à Zalmai, de Berruti à Caron. Dans l’ordre alphabétique : Abbas. Au mitan des années 1990, le photographe avait enquêté sur les terres du christianisme, livrant une vision critique et les interrogations d’un monde dominé par la violence et l’absurde. Le 11 septembre 2001, Abbas est à treize fuseaux horaires des Twin Towers. En Sibérie. La télévision en guise d’écran sur le monde. Avec l’idée qu’une forme d’intolérance religieuse en nourrit une autre, il entreprend un projet de sept ans dans le monde islamique ( Au nom de qui ? , Thames & Hudson). Poussé par la volonté de comprendre comment l’oumma, la communauté des croyants musulmans, permet au djihadisme de se développer, il vire à travers 16 pays. De Jakarta à Istanbul, de Zanzibar à Bagdad, via Sanaa et Jérusalem. Probablement, son objectif a gardé en mémoire un autre périple, plus lointain, déjà entrepris sur les terres d’islam, à l’orée des années 1990. Ce voyage est donc un retour. De quoi observer combien « les djihadistes gagnent la guerre des esprits avec l’islamisation rampante de toute la société » .
Ici, c’est un soldat américain en patrouille au-dessus des ruines de Kaboul, le tout-venant d’une foule dans les rues dévastées, un bronze représentant Saddam Hussein traîné sur une route de Bagdad, des militants pour une Constitution islamique au Bangladesh manifestant en faveur de la charia, un colon israélien armé dans un supermarché de Gaza, des étudiants indonésiens en « jilba », une école en plein air en Afghanistan, sur un terrain préalablement déminé. Des images aux plans larges, rarement rapprochés, où les sombres se disputent avec les clairs, les ombres avec leurs sujets, où les fidèles crèvent parfois le cliché, emportés par un idéal mystique. Dans les voyages d’Abbas, une constance : l’inquiétude qui se perpétue, presque relevant de la fatalité. Sous le fanatisme, la désolation.
Fanatisme et désolation déjà saisis par Alexandra Avakian, qu’on observe à travers une quinzaine d’années de clichés, en Cisjordanie (1988), à Naplouse (pendant le couvre-feu, en 1989), à l’occasion d’une manifestation d’opposants islamistes, au Tadjikistan, en 1990, au cours de la guerre civile en Somalie, en 1992. La Somalie, depuis laquelle Pascal Maître rapporte des images d’un pays laissé-pour-compte, avec ses plaies ouvertes : le déplacement des populations, la distribution de repas, les fonds marins pollués, la piraterie pour survivre…
Séparément, Sarah Caron et Massimo Berruti, en couleur et en noir et blanc, ont trimbalé leur objectif au Pakistan, déclinant un pareil constat d’échec et d’impasse, dans un pays désolé, muselé, étranglé par la religion.
Dans l’ordre alphabétique, Zalmaï pourrait clore ce voyage en terre d’islam. En noir et blanc, le photographe dénonce les promesses et les mensonges au peuple afghan depuis 2001, le coût humain d’une guerre contre la terreur : une terre exsangue, une population déchirée, moribonde.
Comme un pendant (plus ou moins hasardeux), l’Amérique est un autre volet essentiel de cette édition. Eugene Richards propose une série de portraits très à vif d’Américains dont la vie a été profondément bouleversée par la guerre en Irak, tandis que Brennan Linsley s’est posé à Guantanamo, vu froidement (forcément) de l’extérieur. Loin de Troy, dans le Michigan. Troy, fixée cinq ans durant par Brenda Ann Kenneally, riche ville industrielle du XIXe siècle, aujourd’hui plongée dans le marasme social et économique, dans la défaite intime, une misère, souvent féminine, qui se maintient dans la bière et le désœuvrement.
Aux reportages imposés par l’actualité (Andrew McConnell et Dominic Nahr, dans un Congo désespérément enlisé, Walter Astrada pendant les émeutes de Madagascar), Visa propose encore d’autres regards sur le bout du monde. Celui de Luca Catalano Gonzaga en est un, sur la fabrication des briques au Népal. Après avoir mélangé l’argile avec de l’eau et obtenu la bonne consistance, on utilise des moules en bois pour donner forme aux briques. Quand elles sont sèches, les ouvriers, pieds nus, les portent sur leur dos ou sur leur tête, bandée par un morceau d’étoffe. Les ouvriers travaillent jusqu’à 12 heures par jour. Dès l’aube. Chaque brique pèse environ 4 kg, et un ouvrier en transporte 1 000 à 2 000 par jour. Le salaire quotidien varie en fonction du nombre de briques manipulées, parfois 1 dollar pour 1 000 briques. L’Organisation internationale du travail a recensé, en 2007, 2,6 millions de ces ouvriers au Népal, contribuant aux besoins des familles. Ces ouvriers, comme Ramesh, Prakash ou Yadhu, ont entre 4 et 6 ans.